Le Passe Muraille

Souvenir romain

par Fabrice Pataut, diorama de Gille Ghez.

Les rumeurs sur mon décès me semblaient exagérées. Dépression, suicide, dettes, règlement de comptes… Que n’a-t-on pas dit. Pourquoi autant de suppositions gratuites ? C’est cela, je crois, qui fit pencher la balance en faveur de Georges. Il fallait revenir aux choses vraies, en finir avec les généralités, être impérial. Le choix était pourtant improbable. Georges joue au rugby. À trente ans passés, il vivait toujours dans l’appartement de famille. C’est néanmoins à lui que je décidai de me confier. Georges a toujours eu le sens des arrangements. Je commençai d’ailleurs ma lettre en ces termes : « C’est un peu bizarre, ne m’en veux pas si c’est toi que j’ai choisi, toi que je ne connais finalement pas si bien que ça ». C’était un peu maladroit, mais il valait mieux l’être, après tout, parce que les belles manières et les fioritures ne sont pas son point fort. J’aurais pu dire, par exemple « Aussi étrange que cela puisse paraître aux yeux du monde, ne m’en veux pas, ô Georges, si c’est toi que j’ai élu pour être le Deus ex machina de cette lamentable farce ». L’échec aurait été garanti. Georges aurait tout de suite regardé la signature sur la dernière page sans même se donner la peine de lire la suite. Il aurait jeté la lettre au panier.

Nous étions assis l’un à côté de l’autre tout le temps de la communale. Il me laissait volontiers copier au moment des examens. Sa mère disait toujours « Arrête de te laisser faire, vous n’êtes pas du même monde, j’aime pas du tout ces bonnes notes que tu lui donnes pour rien ». Elle était veuve, affichait ce veuvage comme une seconde nature que l’injustice de la vie avait eu l’indulgence de lui révéler, chérissait son malheur par délectation morose. Georges avait droit à la chambre des parents depuis la mort de son père. La commode et le lit double qui l’avaient autrefois meublée étaient passés dans la sienne, au bout du couloir, où ils semblaient démesurés. Il s’était habitué depuis longtemps à cette substitution lorsque nous avons commencé à nous fréquenter. Sa mère vivait retirée au fond de l’appartement dans un cénotaphe élevé à la mémoire de son géniteur, les chemises et caleçons dûment rangés dans les tiroirs, la carafe et le verre à eau posés de son côté sur la table de nuit, les rideaux éternellement tirés.

La notice avait paru dans la rubrique nécrologique du Soir, face à la page des sports. Georges devait immanquablement remarquer le titre, le nom et la photo. Et puis, c’était un type droit qui avait horreur des mensonges et des exagérations. Un interne avait dit un jour dans la cour du collège que je ferais mieux de changer de sexe tout de suite, et Georges avait objecté que c’était sans doute excessif. L’autre l’avait poussé d’un petit coup de rien du tout, le plat de la main à peine posé sur le torse pour le faire reculer. Georges lui avait fait un œil au beurre noir rémunéré par une semaine de renvoi.

Toutes ces années… J’ai quitté le quartier. J’ai fini par déménager dans la ville basse, là où les loyers sont moins chers, mais j’aurais bien pu rencontrer l’un ou l’autre de nos camarades au café ou au marché. Ce n’est jamais arrivé. Quant au journal, il n’y avait vraiment que Georges pour lire cette rubrique nécrologique imprimée en corps 9 sur la page de gauche en regard des portraits en couleur de joueurs de l’équipe. Ma notice disait : Dominique, la star du karaoke, est morte d’overdose sur la scène du Millenium le jour de la fête nationale. Cette photo criarde, cette affreuse perruque orange…

L’idée que tout le monde s’en fichait éperdument, qu’un prêtre commis d’office, n’importe lequel, officierait seul à mon enterrement, l’idée qu’il n’y aurait peut-être que Georges pour l’écouter, cette idée dont j’avais tellement peur, s’est avérée juste. Il était là. Je l’ai regardé de loin baisser la tête, jeter une rose blanche sur mon cercueil posé devant l’autel, pleurer, je crois, tout le temps que les préposés du cimetière le recouvraient de la terre de notre enfance.

Il est venu au rendez-vous un mois plus tard comme je le lui demandais dans la lettre, devant l’ancien préau de la communale transformé en salle de sports. Je l’ai vu arriver au bout de la rue, les mains croisées dans le dos. Il prenait son temps.

« C’est quoi cette connerie d’enterrement ? » a-t-il demandé en se dressant devant moi. Pas même un bonjour. Il avait cet air furieux des mauvais jours, l’air buté du type qui va cogner. J’avais honte, j’ai baissé la tête. Georges l’a relevée d’un coup de pouce sous le menton et m’a offert la rose blanche cachée dans son dos. « Elle est vraiment pour toi, celle-là, a-t-il dit, j’ai jamais vraiment cru que t’avais passé l’arme à gauche. »

« On se fait la bise ? » a-t-il ajoué en riant, un genou sur le sol comme un chevalier devant sa princesse. Quel rire ! Le même qu’autrefois exactement, gracieux et désarmant.

« Tu t’es fait refaire les dents ? ai-je demandé en reniflant la rose blanche.

— Le rubgy, finalement, ça rapporte pas mal », a répondu Georges.

Il s’était accroupi, alors je me suis accroupi à côté de lui et nous sommes restés là un moment sans rien dire comme autrefois pour jouer aux osselets dans la cour.

« Je suis venu te voir plusieurs fois, a-t-il ajouté.

— Plusieurs ?

— Avec des copains.

— Des copains du rugby ?

— Des copains du rugby.

— Tu aurais pu faire signe. »

Il s’est redressé, moi aussi, nous avons marché jusqu’au parc et nous nous sommes allongés dans l’herbe sous un platane. Il n’avait pas vraiment vieilli, son visage n’avait pas tellement changé, la mort de sa mère avait finalement été une délivrance. Une longue maladie, Georges refusait de dire laquelle, « une de ces maladies qui fait qu’on voit quelqu’un qu’on ne connaît pas mourir dans son lit », a-t-il expliqué. Il fallait que je vienne voir comment il était installé.

« Est-ce que tu pourrais me cacher ? »

Je ne me serais pas cru capable de prononcer ces mots, en tout cas pas aussi vite, alors que nous venions à peine de nous retrouver.

« Bien sûr…, a-t-il acquiescé sans même réfléchir.  Ce soir ? J’ai un lit pour toi. »

Nous avons acheté des bières et nous sommes allés chez lui. Il a poussé la porte de la chambre du bout du pied, l’air de rien, sans faire de manières. Il y avait des coupes et des trophées posés en rang d’oignons sur la commode, un portrait de sa mère en première communiante au-dessus du lit double.

« Tu peux rester là, ça n’a plus d’importance maintenant. Ça me fait même plutôt plaisir. Tu peux enlever le crucifix si ça t’embête. »

La chambre était sombre, les meubles cirés, l’odeur hésitait entre le miel et la paraffine.

« Au contraire, ai-je dit, au contraire.

— T’aimes ça, maintenant, les crucifix ?

— Pourquoi pas ? ai-je répondu.

— Je suis au salon. La salle de bains —­ tu connais — est tout de suite sur la gauche. »

Je me suis brossé les dents sans forcer, j’ai pissé du sang, je ne nous ai ouvert deux bières.

« À nous ! » a dit Georges.

La phrase était bien trouvée. Le plus curieux est que je ne l’avais jamais vu au Millenium. La salle est petite. Quand on entre sur scène, on voit jusqu’aux derniers rangs. On peut jeter un gant au-dessus des premières tables et atteindre le client choisi debout contre la glace du fond. Où alors Georges venait-il seul et se cachait-il dans un coin. Les derniers spectacles étaient plutôt pénibles — douleurs dans le bassin, souffle court, deux incisives déchaussées. C’est l’odeur du Millenium que je ne supportais plus, l’odeur rance de la transpiration et de la javel mélangées qui me suivaient partout.

Nous nous sommes couchés tôt. J’ai laissé la fenêtre ouverte. Le ciel était traversé de longs nuages gris effilochés comme de l’étoupe, d’un bleu clair de porcelaine chinoise, comme si le soleil avait fait semblant de se coucher. Cette couleur si particulière, transparente par endroits, sinon mate et profonde, ces nuances de Prusse et de cobalt de la nuit qui refuse de se battre contre le jour, comment les oublier ? J’y pensais souvent dans la ville basse où la nuit noire se lève tôt, où l’on tire les volets pas plus tard que neuf heures.

J’ai remonté le drap contre mon menton. J’ai reçu en retour le baiser rugueux, masculin, de la couverture mal bordée, une mauvaise toile tressée dont on recouvre les chevaux les jours de grosse pluie. Une fois rabattu le drap frais impeccablement blanc, sans nul doute repassé par une bonne comme au temps de la mère de Georges, la couverture a retrouvé son rôle protecteur. J’ai applati la bordure du drap d’un mouvement sec de la main. J’ai suivi ses motifs du bout des doigts, admiré au toucher les petites boules de mimosa, les feuilles nervurées et, semblait-il, au centre, une feuille d’acanthe impériale qui devait à l’époque se trouver juste sous le menton de cette mère inflexible, si fière de son fils, si heureuse de l’injustice qui lui avait été faite, dont la mise en plis en forme de meringue semblait posée sur le crâne. Georges l’a soignée pendant des années, le matin avant de partir pour l’entraînement, le soir après les matchs, à l’occasion de ces nuits claires, chinoises, nervurées, parsemées de nuages gansés de fils d’argent.

Le sommier et le matelas d’une souplesse calculée, pas trop mous pour soutenir le dos de deux personnes d’un poids raisonnable allongées côte à côte, les taies parfumées… ma literie n’était pas d’une si belle qualité. Je me suis dit que je ne m’en départirais pas de si tôt, que ce confort venait s’ajouter à la liste des anciens bienfaits dont j’étais redevable. Je dormais chez Georges depuis seulement deux nuits que cette différence avait déjà pris l’épaisseur des souvenirs qui reviennent aux moments les plus inattendus. Assis au comptoir du bar au coin de la rue, de retour des courses du soir, le sac à mes pieds, je pensais à ces draps épais de pur lin, lourds et frais, à leur tissage serré. Le pétiole des feuilles brodées sur le rebord avait droit à un léger renflement, leur limbe était au contraire à peine marqué, les bourgeons faisaient des boules sous les doigts, les tiges s’allongeaient inconsidérément, se subdivisaient semblait-il sans raison, en réalité pour rejoindre en rampant, de droite et de gauche, la large feuille d’acanthe tissée au centre du drap, distante et impartiale.

Je l’avais oublié : nous étions en classe de sixième la première fois que je l’avais vue, aussi magistrale dans l’épaisseur du drap de la mère de Georges qu’au faîte des colonnes romaines où elles approuvent sans mesure la suffisance de l’empire. L’exemplaire flou et sans relief sur la photographie jaunie du livre de latin n’avait pas la dignité de la feuille d’acanthe tissée sur la bordure du drap, convexe d’un côté, concave de l’autre, bosselée, tumescente, d’une blancheur spectrale déniée à la triste feuille de nos livres de classe, ces pauvres livres cornés, tachés par l’encre et la transpiration, malmenés d’année en année par trop d’élèves négligents.

Que dire de plus après un mois passé chez mon ami Georges ? Un peu de sang dans la douche quand je passe le jet, de nouveau du sang dans les toilettes quand il faut y aller —­ plus abondant que les premiers jours, un sang très noir, celui-là —, un mal fou à me lever, exactement comme pour mon collègue du Millenium le jour où il est tombé sur scène. Lui n’avait rien. Ni parents, ni adresse, pas même un nom. Je lui ai donné le mien quand l’ambulance est venu le chercher. Je lui ai mis ma perruque et il est parti comme ça sur la civière. Je suis passé sur scène juste après, avec mes vrais cheveux pour la première fois. La dernière, à vrai dire. C’était mon tour. J’ai fait mes adieux sans fanfare.

Georges s’est levé tôt ce matin, un peu plus que d’habitude. Il a refermé la porte sans faire de bruit sur le coup de cinq heures. Je me suis rendormi. Un souvenir romain est venu me chatouiller sous les doigts dans mon sommeil. Une feuille paradoxalement veloutée s’est posée sur mes lèvres, découpée aux ciseaux, toute en arabesques, échappée du drap dont le baiser féminin avait vaincu celui de la couverture froissée par l’agitation de la nuit. Rome avait perdu sa superbe. Elle se penchait vers moi sous les espèces d’une mère repentie, enchantée des bonnes notes chapardées à son fils, impériale et clémente. Elle me recommendait de finir ma nuit, m’assurait que je pouvais le faire sans crainte, une nuit safranée en bordure des collines que sa main s’amusait à bleuter au centre, claire et sans nuage, à peine contrariée par les premières lueurs du jour, différente de la nuit triste et poisseuse de la ville basse.

Georges préfère ces heures-là parce qu’il peut faire le tour du parc en petites foulées à la fraîche avant de revenir nous préparer un petit-déjeuner. Il me dit toujours quand il revient que ce sont de loin les meilleures.

© Fabrice Pataut 2020 pour le texte

© Centre d’Art Contemporain de Montbéliard 1990 pour la photographie du diorama de Gilles Ghez Lonely Bar(60x60x12), datant de 1984. Collection Michel Thuault.

2 Comments

  • Véronique Cebal dit :

    Que c’est beau… J’ai pensé à Valery Larbaud, mais sans doute n’est-ce que parce que ses monologues intérieurs ne sont plus que de lointains souvenirs de lectures…

  • Phban dit :

    Remarquable écriture, toute en subtile élégance, d’où naît en quelques paragraphes un couple improbable.

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