Le Passe Muraille

Son heure de gloire

Nouvelle inédite Antonin Moeri

C’est au cours d’une promenade dans l’arrière-pays que Roger me raconta ce qui va suivre. Je vais immédiatement lui céder la parole car je me demande ce que va devenir cet homme, ce qu’il va faire de sa vie, dans quel sens il va cheminer.

«Lors d’une tournée dans le pays et à l’étranger, j’ai remporté un vif succès avec une pièce dans laquelle j’avais le premier rôle. Le metteur en scène m’avait engagé après avoir découvert ma photo dans une agence du spectacle. J’avais pris soin de noter sur une feuille accompagnant mon portrait avantageux: Roger sait jouer du violon, chanter, siffler et marcher sur les mains. Une voix fluette m’avait dit au téléphone: Vous êtes l’acteur idéal pour ce rôle, c’est une création mondiale, vous devez accepter. Je m’informai, auprès de gens du métier, pour savoir qui était l’auteur de cette pièce qui serait jouée dans plusieurs pays européens. De l’homme qui voulait évoquer l’échec des révolutions, on me dit qu’il était d’origine portugaise, membre du Parti Communiste Français, habile joueur d’échecs et passionné de jardinage. Qu’il avait épousé une dame distinguée d’origine presque aristocratique et que ses deux enfants travaillaient, l’un dans la mode et l’autre dans la publicité. Un long monologue était prévu et, pour le proférer, l’acteur devait monter sur une table, les cheveux mouillés et les dents claquantes. Dans une autre scène, le comédien devait jouer du violon dans une guinguette, chanter un air révolutionnaire et insulter un comparse». Le texte qu’on fit parvenir à Roger lui sembla d’une qualité moyenne, celui d’un velléitaire nostalgique de mai 68. Roger accepta à cause du long monologue aux accents plus ou moins lyriques. D’ailleurs le personnage principal se prenait pour un poète rebelle voulant ressembler à l’auteur des «Illuminations».

«J’ai rencontré le metteur en scène, enchaîna Roger, un metteur en scène qui avait les allures d’un exilé en quête d’un territoire où vivre agréablement. Une énorme saucisse en guise de nez fendait une face peu expressive. Le personnage au regard rusé me demanda d’improviser, de hurler des insanités, de me rouler par terre, de déclamer quelques passages de «La saison en enfer». Vautré dans un fauteuil en cuir, le bonhomme écartait les cuisses d’un air de contentement; il palpait son ventre en expirant; j’ai même perçu des petits gloussements de plaisir».

Apprécia-t-il les gestes de Roger, son visage, sa voix, sa totale liberté de mouvement ou ses yeux? Personne n’a jamais trouvé de réponse à cette question et, après trois semaine de répétitions, les relations entre Roger et le metteur en scène se détérorièrent. L’exilé rêvant de se territorialiser exprima de plus en plus souvent sa mauvaise humeur. D’acteur idéal qu’il représenta à ses yeux au début de cette belle aventure théâtrale, Roger devint peu à peu le cabotin de la pire espèce qui eût mérité de croupir dans son deux-pièces. Le maître d’oeuvre reprochait à Roger sa démarche hésitante, sa diction trop nette, sa manière nasillarde de chanter, sa corpulence de jeune fille et ses accès de colère.

Au cours d’une répétition qui fatigua tout le monde, le metteur en scène apostropha violemment Roger: Si tu veux faire carrière, il faut en avoir. Il faisait évidemment allusion à cette partie du corps qui avait tellement impressionné Roger chez son père qui en aurait eu (selon Roger) des absolument énormes. Sur quoi, Roger avait bêtement ricané, ce qui irrita le metteur en scène d’origine portugaise qui voulut frapper au visage le jeune acteur.

«Le poing serré et vibrant s’était arrêté à une dizaine de centimètres de mon nez. Si j’avais reçu le coup, me dit Roger en me glissant un regard de coin, ma jambe droite serait entrée en action, je l’aurais sèchement envoyée dans les roupettes de cet adversaire qui serait tombé en poussant des cris de porc qu’on égorge. Heureusement pour lui, cet acte de vengeance ou, plutôt, cette riposte immédiate et foudroyante n’est pas advenue. La fureur n’avait pas répondu à la fureur. Le mouvement de violence avait été jugulé et tout, ou presque, rentra dans un ordre relatif. Le metteur en scène regagna son siège et, après quelques minutes de silence, nous rejouâmes la scène où je devais insulter un bossu à lunettes et lui jeter un verre d’eau en pleine figure. La rage que j’avais réprimée explosa dans mon geste de fureur et le comédien aspergé alla se plaindre de mon agressivité sans bornes. Il fallut reprendre la scène et modérer mon ardeur. Ne ressentant nulle haine à l’égard du bossu qui avait été choisi à cause d’une réelle malformation dorsale, je parvins à me dominer sans trop de difficultés».

L’actrice qui jouait le rôle de la mère de l’étudiant révolté était une vieille habituée des planches. Voix rauque de fumeuse de Gitanes sans filtre, cheveux huileux, corps suant, les manières d’une concierge malveillante. Elle avait Roger à l’oeil et faisait des remarques désobligeantes à son sujet. Comme le metteur en scène et l’auteur de la pièce, elle possédait sa carte de membre du Parti Communiste Français. Par rapport aux humiliés et offensés, aux travailleurs et à tous les exploités, elle attendait que Roger se situe, elle voulait qu’il exprime les mêmes opinions qu’elle. Ne trouvant chez lui nul écho de ses magnifiques intentions, elle trouva le garçon indigne, sot et méprisable. Elle le traitait de tous les noms quand il entrait en scène. Les mots couillon, facho, enculé ponctuaient les phrases que madame devait adresser au jeune acteur. Cette curieuse manière d’abaisser devant le public un membre de la troupe n’entamait en rien l’enthousiasme de Roger, son désir de briller et de plaire. Madame excita toute la compagnie contre lui, ce qui multiplia les chances de succès de Roger, car rien ne lui plaisait davantage que les grands désastres.

«Plus l’animosité des gens autour de moi était manifeste, plus mon talent pouvait s’exprimer. Les barrières et les entraves me permettaient de trouver des ressources incroyables. Un critique connu pour ses fines analyses et une sensibilité rare révéla mes qualités d’interprète dans un journal à gros tirage, lu par les employés de banques, les profs du secondaires et les sous-chefs d’entreprises. Il parla de ma singulière présence, de ma diction claire, de ma voix aux subtiles modulations, sans faire la moindre allusion ni au texte, ni au décor, ni à la mise en scène.

C’est à l’époque de ce succès théâtral que maman vint me voir dans la loge d’un des théâtres où nous donnions une représentation. Elle avait considérablement maigri et m’avoua que les affaires au magasin ne reprenaient pas. Elle songeait à remettre le commerce et me demanda si mon intention était de persévérer dans une carrière qu’elle n’avait jamais encouragée et qui la déshonorait aux yeux de ses clients. Regarde-moi, Roger, dit-elle d’une voix mourante, je suis malade et ton père ne va pas bien, pourquoi ne pas terminer ton apprentissage de commerce. Nous pourrions nous retirer dans quelques années, quand ta situation sera plus stable. Nous pourrions te léguer la maisonnette que nous n’avons pas terminé de payer mais qui te permettra un jour de t’établir. Mon p’tit Roger, pourquoi t’obstiner dans une voie qui ne peut aboutir qu’au cul-de-sac? Tu sais toi-même combien il est difficile de survivre dans une ville où les requins sont prêts à vous dévorer et les vampires prêts à vous sucer le sang. Quel plaisir peux-tu éprouver à nous voir souffrir? Nos forces diminuent et nous avons toujours pensé que tu reprendrais l’épicerie en digne fils de ton honnête père. As-tu un morceau de glace à la place du coeur pour ne pas répondre à mon cri de détresse? Nous t’avons éduqué le mieux possible. Tu ramenais les meilleurs notes de calcul à la maison. Nous t’avons payé des vacances en Angleterre, nous t’avons acheté des livres, une motocyclette, une plume Mont-Blanc, des sucreries et une belle montre Oméga. Nous nous sommes sacrifiés pour que tu puisses manger les meilleures saucisses de veau et les fromages les plus goûteux. Nous t’avons aimé, soutenu et compris quand la révolte grondait dans ta poitrine et que les gendarmes nous appelaient à trois heures du matin pour nous dire qu’ils t’avaient ramassé ivre mort dans la rue froide. Nous avons payé les services d’une psychologue réputée lorsque ton refus de manger transforma noter Roger chéri en carcasse pitoyable, en squelette d’un jaune effroyable. Non, tu n’as pas le droit de te moquer de ta mère affaiblie qui vient te supplier à genoux de suivre le chemin de la raison. Toi qui fus pour nous une consolation, tellement tu étais mignon, doux, obéissant lorsque tu revenais de l’école avec ton sac. Non, Roger, tu ne peux persévérer dans ton erreur! Dieu te punira et la maladie s’abattra sur ta tête butée. Personne ne pourra plus te venir en aide. Ecoute ta pauvre mère, dit-elle en versant des larmes amères».

Nous gardions le silence depuis quelques instants lorsque, d’un commun accord, Roger et moi levâmes le nez pour voir un oiseau énorme finir sa course entre deux troncs d’arbres démesurés, oiseau dont il nous fut impossible de dire à quelle espèce il appartenait. Alors Roger continua sa narration.

«Un monsieur désire te voir, dit le metteur en scène portugais qui fit entrer dans la loge un inconnu à barbichette bien soignée. Maman céda sa place en disparaissant telle une belette à l’approche d’un train. Le critique me posa mille questions auxquelles je répondis en songeant à autre chose. J’avais ressenti une sorte de pitié et mon coeur battait très fort. Je pensais à cette femme désarmée qu’on appelait ma mère. Je me demandai si j’étais réellement sorti de ses entrailles. Je ne la reconnaissais plus. L’image de cette personne effondrée m’attrista. Je crois qu’elle n’a pas supporté mon succès. Mais qu’importe l’éternité du déshonneur à qui connut les voluptés de la création?» me demanda Roger en tournant vers moi un regard qu’il me fut impossible de caractériser.

Je lui fis remarquer qu’il n’était qu’un simple exécutant et non un créateur. «C’est vrai, dit-il en m’adressant un vague sourire, disons alors les joies de l’interprète». J’ai alors tourné les yeux vers lui en me demandant une fois de plus ce qu’allait devenir cet homme, ce qu’il allait faire de sa vie, dans quel sens il allait se développer. Nous avons alors atteint une bifurcation. Il m’a dit qu’il allait prendre cette direction-là. Je lui ai répondu que je devais prendre l’autre, car je devais être chez moi à telle heure. Je n’ai plus revu Roger depuis ce jour-là, mais je suis persuadé qu’il est heureux.

Peintures: Jean-François Veillard

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