Le Passe Muraille

Sollers au débotté

Libres propos, recueillis par JLK.

Amateur

Il y a dans amateur le mot aimer qui renvoie à quelque chose de très profond et contraire à l’acception cou-rante péjorative, opposée à professionnel, mot affreux. Quand Bach écrit que ce qu’il livre, là, est écrit «pour les amateurs», cela veut dire qu’il s’adresse à des gens qui sont capables d’entrer avec amour dans la musique et dans l’art en général. Il faudrait retrouver cette compli-cité ancienne – quand il y avait de vrais amateurs. Cela peut paraître élitiste, mais non, car il s’agit d’amour, et les gens qui aiment sont tout à fait rares.

Apprendre

C’est une curiosité presque innée que j’oppose à ce que j’ai constaté en consultant des manuels scolaires dont je suis sorti épouvanté. De fait on ne peut rien apprendre dans l’école telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Apprendre ne se passe pas à l’école ni à l’université. Cela se passe par une curiosité innée qui fait qu’on va vers ce qu’on aime le mieux. J’ai beaucoup appris, dans la vie, de personnes singulières.

Intimité

C’est là où règne le secret, dans la tendresse. L’intimité est très en danger aujourd’hui puisque: spectacle, spectacle, spectacle, spectacle, spectacle. Je crois qu’avoir une vraie intimité est absolument essentiel.

Jardin

J’ai vécu, de façon enchantée, dans une enfance avec grand jardin, à Bordeaux, et c’est pour toujours. La première partie de Discours parfait, ce livre dans le livre intitulé Fleurset comptant beaucoup pour moi rap-pelle que, si les civilisations disparaissent, les fleurs, elles, sont toujours là. Ce que Joyce dit en français dans un passage de Finnegans Wake: «Catastrophes, massacres, les fleurs reviennent…» Donc le jardin est quelque chose d’absolument fondamental pour moi, alors que presque plus personne ne voit ce que c’est qu’un arbre ou ce que c’est qu’une fleur, ce que c’est que l’herbe, ce que c’est que la nature – pas du tout au sens écologique mais au sens plus large du surgissement de cette merveille. Enfin le jardin, c’est l’Eden, c’est Dante, c’est le paradis terrestre – le Jardin dont la Chute nous a privés.

Le temps de Proust

Il faut beaucoup insister sur le mot: retrouvé. Qu’est-ce que Proust fait, dans les dernières années de sa vie, pressé par la guerre de 1914-1918 qui, d’une certaine manière, change complètement le temps. Il faut remarquer à quel point Proust s’est alors intéressé  à la guerre. Il faut se rappeler en outre que chez Proust et Céline, nous avons deux écrivains qui ont été confrontés à deux guerres mondiales. Le temps chez Proust est un temps tout à fait nouveau. Il était fatal que, dans un premier temps, Gide n’ait rien compris à ce que voulait faire Proust. Pour ce qui me concerne, c’est une découverte fondamentale, dont je rends compte dans Les Voyageurs du temps

Le verbe de Céline

À la parole «Au commencement était le Verbe» il faudrait substituer: au commencement était l’action, au commencement était le mouvement, mais le défi de Céline est bel et bien relevé par rapport au verbe, et au verbe pris au sens biblique. Cela l’a entraîné dans des dérives peu reluisantes mar-quées par le rythme. Pour Céline, tout langage qui n’est pas chargé par le rythme est mort. Ainsi pense-t-il que les autres écrivains pratiquent une langue morte. Céline a tenté, et y a réussi je crois, de s’inscrire dans la langue vivante. Quand il parle de la langue française comme d’une langue royale, et foutu baragouin tout autour, ça a l’air du nationalisme mais en fait pas du tout, il dit: royal, la nation n’y a rien à voir: c’est une souveraineté que le français possède en lui-même, il serait d’ailleurs temps que les Français se le rappellent.

Le corps de Morand

J’ai voulu insister sur un aspect méconnu, qui fait l’objet d’une jalousie particulière et d’un ressentiment formidable, et c’est le corps des écrivains. Je ne parle pas d’un corps spécialement beau, mais de la façon dont un corps fonctionne quand on est un écrivain. Chez Morand c’est intéressant, parce qu’il avait en somme le suffrage à vue. Mais ça peut être aussi bien Beckett ou Sartre. Sartre n’était pas séduisant, mais j’ai été avec lui genou contre genou et après une heure on était absolument sous le charme du fait de la puissance de sa parole. En ce qui concerne Morand, je crois que le refus qu’il inspirait ne tenait pas qu’à ses opinions, mais à un rejet physiologique, comme Fouquet était l’objet d’une jalousie physique de la part de Louis XIV.

Watteau et Bacon

Je ne suis pas adepte du binaire, car le binaire est toujours moralisant. Ce qui m’intéresse, dans une position de surplomb qui peut très bien défendre les contraires, c’est l’énergie qui se dégage des œuvres. Or il y a, chez Watteau, un principe d’élégance souveraine que vous retrouvez très paradoxalement dans les figures apparemment repoussantes de Bacon. On n’a pas d’enregistrement de la voix de Watteau, en revanche on a celle de Bacon dans ce film extraordinaire qui a été fait sur lui, où se dégage un trait qu’on retrouve chez Watteau, et c’est la liberté.

Cecilia et Martha

Deux femmes de génie, qui ne sont pas que des interprètes mais des musiciennes, aussi différentes l’une de l’autre que possible. Argerich me plaît beaucoup à cause de son côté sauvage, récalcitrant, très drôle. Et Bartoli! Elle aussi est une femme de génie, et j’ai beaucoup appris à la voir travailler, et je remar-que ceci à ce propos: que la musique est le seul art où l’on ne peut pas tricher. Tout le monde peut être écrivain, à ce qu’il semble. On peut faire semblant aujourd’hui d’être un peintre, sans sa-voir grand-chose, mais on ne peut pas faire semblent de jouer d’un instrument.

L’Adversaire

Le Diable. Y a-t-il du diable, et s’il y est, qu’est-ce que c’est? Il suffit d’ouvrir les Évangiles et de voir comment il apparaît. Comment on le nomme: prince de ce monde, mais pour commencer: homicide. On se rappelle que c’est un ange, certes déchu, mais à l’intérieur de Dieu. Personnage éprouvable, je crois. Tout enfant je l’ai senti: le Diable ne me voulait pas de bien. Et ça continue…

Tragique

Eschyle, Sophocle, Euripide, les Bacchantes, le dionysiaque… en dehors du grec, ça se dilue. C’est ce que Nietzsche a très bien senti. Ces dieux grecs m’in-téressent. On les oublie beaucoup: ils sont en dan-ger, on ne sait plus très bien de quoi il s’agit. La volonté d’effacer leurs traces est elle-même une opération «diabolique», c’est évident. Le tragique est fondamental en cela qu’il faut cette couleur-là pour fonder le droit à l’affirmation. Si on force sur le tragique on risque d’aller vers le dolorisme et la névrose chrétienne, navrante. Seule la mort, fina-lement, scelle le tragique de la condition humaine. Mais il faut avoir cette couleur de noir intense. Le nihilisme tient au fait de ne pas pou-voir se situer par rapport au néant. Le noir du portrait de Berthe Morisod par Manet, pour citer un exemple, permet au bleu d’irradier…

Tribunal

Au service de l’Adversaire, c’est l’accusateur, c’est le calomniateur: ce sont ses autres noms. Et l’avocat, c’est le Paraclet, c’est le Saint Esprit. Il y a, dans le fait social lui-même, une vocation à s’ériger en tribunal, pour juger surtout les innocents. Il n’est pas hasardeux qu’Hitchcock le catholique souligne devant Truffaut que tous ses films décrivent la situation d’innocents dans un monde coupable. Sur ce thème, le chef-d’œuvre me semble Billy Budd de Melville…

Nietzsche

Je pense avoir fait sentir l’existence de Nietzsche dans Une Vie divine. Pas du tout, là encore, dans le ciel des idées, mais dans l’effectuation d’un corps. Vous savez que j’adopte son changement de calendrier, dès le 30 septembre 1888, premier jour de l’Ère du salut. Pour moi, en fonction de ce chan-gement, nous sommes donc en 122 et le 30 septembre prochain nous passerons en 123. Je reçois désormais des vœux de bonne année à cette date… Je vis ainsi accordé au temps de la figure la plus haute de la liberté.Pensée, année zéroOn y est. C’est maintenant.

Propos recueillis par JLK. Chaque thème a été soumis à Philippe Sollers par le truchement d’un mot. Pas un terme de l’écrivain « à l’oral » n’a été modifié.

(Archives PM, No 82, Juin 2010)

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