Le Passe Muraille

Sofrimento

INÉDIT

par Antonin Moeri

Dans un tiroir de mon bureau, je tombe sur un feuillet couvert d’une petite écriture tremblée: Une fois de plus, ma situation sera celle du tiers exclu. En souffrirai-je? Perdrai-je le sourire? Je me dirai: Estelle est une autre Annette. Au fond de moi, la lame du couteau se retournera. Estelle est belle: jambes fuselées, dos blanc, cheveux en casque de fête foraine, mains de musicienne, nuque fine, hanches fermes de fervente joggeuse.

Un psy me dirait: Je pense que vous aimez la souffrance. Il n’aurait pas tort. Je me fendrais d’un large sourire: Comme vous avez raison, le moment de ma vie où j’ai le plus douloureusement éprouvé la lame du boucher plantée par une femme qui m’a réduit à ma plus petite dimension en me claquant la porte au nez, ce moment est celui qui me rend le plus rêveur! Mes pensées tournent inlassablement autour de… J’étais alors un jeune homme quasi fringant, passablement arrogant (je portais volontiers un vaste manteau à grands carreaux et boutons Pointe de corne noire; je me donnais un petit air anarchiste, mèche rebelle qui m’allait très bien mais qui pouvait surprendre et intriguer les gens faisant mine de me vouloir du bien).

Cette porte violemment claquée à mon nez d’oiseau exotique est une expérience que je compte parmi les plus marquantes de ma vie. Cette réduction à sa plus petite dimension plongea le ténébreux chercheur d’absolu dans une perplexité que son pantalon (tire-bouchonnant sur la chaussure) ne parvenait pas à dissiper. Ce chercheur d’absolu sentit alors – après la porte énergiquement claquée à son blair hypersensible – il sentit des ombres rôder autour de lui. La menace d’une inévitable dégringolade le poussa à dessiner sur les pages d’un cahier acheté dans une papeterie des nervures, limbes, stipules et pétioles de feuilles à bords dentelés, des tiges galbées aux inflorescences indéfinies, exercice qui l’amena, au fil des heures et des jours, à imaginer de brefs mélodrames dont personne n’a jamais pu évaluer la qualité…

Mais pour revenir à la fervente joggeuse qui tourna son dos blanc au brumeux jean-foutre devenu tout à fait superflu et totalement importun, je crois sincèrement que la perte, le manque sont le meilleur kérosène pour déployer ses ailes de Tu-160 dans une atmosphère de monde détruit par le soufre et le feu. De quoi voudriez-vous parler lorsque vous ne manquez de rien, que tout vous agrée, que le lait de poule coule dans votre bouche entrouverte, que les portes du walhalla s’ouvrent devant vous sans le moindre grincement, que la vie vous sourit facétieusement sous les feuilles pennées des palmiers géants et que vous serrez convulsivement dans vos bras l’objet de votre désir?

A.M.

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