Le Passe Muraille

Seuls les animaux vivent sans utopie

 

L’un des derniers entretiens avec Max Frisch, en été 1989,

par René Zahnd

Depuis une dizaine d’années, Frish n’écrivait plus. Pourtant, en 1989, l’initiative dite «Pour une Suisse sans armée» l’avait fait sortir de sa réserve. Il publia alors une pièce de théâtre, Jonas et son vétéran qui eut le don d’attiser le débat. Sortant de sa tanière, le vieil ours mettait avec ironie de l’huile sur le feu de la polémique. C’est précisément dans ce contexte qu’il nous a reçu, un jour de fin d’été 89, dans son domicile zurichois. Bien sûr, nous ne savions pas que ce serait l’une de ses dernières interviews. Lors de notre rencontre, Max Frisch semblait vieilli, rongé à la fois par les ans et la maladie. Mais le regard, derrière les épaisses lunettes, gardait sa vivacité et son éclat malin.

– Travaillez-vous encore beaucoup ?

– J’ai déjà atteint un âge respectable, comme vous le savez, et comme vous le voyez. Je ne peux plus faire grand-chose, c’ est-à-dire que je ne peux plus travailler pendant plusieurs heures par jour: je suis gêné par un asthme important. Je ne lis plus tellement, et je n’ ai d’ailleurs jamais été un grand lecteur. Mais j’écrivais beaucoup. Je prenais toujours des notes, et cela aussi a cessé. D’une certaine façon, la motivation fait défaut.

– Vous sentez-vous dissident en Suisse ?

– Non, je ne me sens pas dissident. Mais tout dépend comment on l’ entend. Un dissident est quelqu’un qui rejette totalement un système, par exemple le système communiste, et qui vit en opposition active ou silencieuse. Je ne rejette pas la démocratie. La difficulté vient du fait que je veux la démocratie et ne suis pas d’avis que nous l’ayons. Voilà le problème. Ou alors, nous avons seulement une démocratie très formelle, qui fonctionne bien dans l’ ensemble. Et encore… Non, je ne me caractériserais pas comme un dissident.

– Vous avez vécu longtemps à l’étranger.

– Oui, d’abord à Rome, pendant cinq ans. Quand je suis rentré, en 1965, je ne voulais plus m’exprimer sur la Suisse. Ce que j’avais à dire, je l’avais déjà dit, et rien de nouveau ne m’était venu à l’ esprit entre temps. Mais à mon retour, j’ai vu comment on traitait les saisonniers italiens… J’aime beaucoup les Italiens, leur humanité dans le quotidien. Je me trouvais donc à

nouveau en rupture avec le pays. Plus tard, à côté de Zurich, j’ai aussi vécu à Berlin. Mais là non plus, on ne peut pas parler d’émigration. Pour moi, il était très naturel de sortir de ce petit pays. La troisième fois où je suis parti, c’était à cause d’une fascination et d’ une relation personnelle: j’ai vécu trois ans et demi à New Y ork.

– Et pourquoi êtes-vous rentré cette fois-là ?

– Parce que la relation qui m’avait entraînée à New York s’ était défaite, mais aussi parce que la politique de Reagan m’ irritait au plus haut point. A mon premier séjour, en 1950, c’ était encore les Etats-Unis de l’american dream. Après, ils sont devenus très nationalistes, avec un chauvinisme forcené, et une façon de dire: «Nous, nous, nous pouvons tout, nous !» Cela me rappelait presque les années 36-37 en Allemagne.

– C’ est en 1950, aux Etats-Unis, que vous avez décidé de devenir écrivain.

– Oui. J’ étais encore architecte et écrivain, et je devais prendre une décision, parce que ça ne pouvait pas durer. J’ai suivi les deux voies pendant dix ans, mais ça n’allait pas. Si à cette époque je m’ étais décidé pour le métier d’architecte, alors je serais resté aux Etats-Unis, où j’aurais eu de plus grandes chances. C’ eût été un cas d’émigration, mais pas dans le sens d’ une dissidence: je fais partie de ce pays, et il fait partie de moi. Et ce n’est pas parce que beaucoup de choses me dérangent dans la mentalité suisse que je partirai. Cela se reproduirait dans un autre pays: je crois que je trouverais aussi beaucoup à critiquer ailleurs. Je trouve normal qu’il existe des êtres humains pour qui l’accord avec un système ne va pas de soi. La chose curieuse est qu’ en Suisse on considère toujours qu’il s’ agit d’ un refus de la part de l’ individu en question. Il arrive qu’on me traite de psychopathe: lorsqu’on est en bonne santé, n’est-ce pas, on ne souffre pas à cause de son pays. Je suis sûrement un psychopathe, mais cela ne signifie pas encore que le pays soit en bonne santé ! (Rires..) Moi, je m’ en sors, je vais bien.

– Comment votre attitude vis-à-vis de la Suisse a-t-elle évolué ?

– C’ est une évolution politique qui s’ est déroulée en moi, très lentement, d’une lenteur alémanique. J’ai passé d’une attitude petite bourgeoise, apolitique, à une attitude plus réfléchie, au socialisme. Et là, bien sûr, je ne suis pas du côté de ceux qui ont la parole dans ce pays. Il est difficile de dire combien de dommages nous avons subi à cause de la situation dans laquelle se trouvent les intellectuels en Suisse. Si on en venait à une controverse avec une partie adverse déclarée, intellectuellement active, ce serait très stimulant: dans un débat, il me vient toujours quelque chose à l’ esprit. Mais chez nous, voilà ce qui se passe: lorsqu’un individu s’exprime d’ une manière qui ne plaît pas à l’ establishment, le silence lui répond. C’est cela qui intimide tellement de gens dans ce pays. On parle dans de la ouate ! Il peut alors arriver que quelqu’un se mette à crier, comme moi. On ne parle plus normalement: on hurle.

– 1991: le sept-centième anniversaire de la Confédération. Désirez-vous commenter cet événement ?

– Pas du tout. Cela ne m’intéresse absolument pas. La Suisse doit commencer à penser au futur, si elle ne veut pas sombrer. C’est exactement cela que je reproche aux Suisses: ils sont obsédés par la défense. Défense nationale, défense généralisée, et maintenant il faudrait encore fêter tout cela ! Nous sommes très embarrassés d’être tous riches. Tous ? Non: un demi- million de personnes vivent au seuil de la pauvreté… Mais nous, nous sommes riches, n’est-ce pas ? Et c’est cela qu’il faut fêter…. Non, vraiment, on ne peut pas se réjouir dans ces conditions.

– Dans le canton de Vaud existe un dicton: «Il y en a point comme nous»…

– Voilà qui est tout à fait suisse ! Nous sommes différents. L’exception. (Rires) Je pense que cette fête n’ est pas intéressante. Puisqu’il s’agit d’ une commémoration, d’ une célébration, il n’ y aura pas la possibilité de rencontrer réellement sa propre histoire, dans laquelle on pourrait prendre conscience de certaines choses. Une sorte de psychanalyse. Ah, voilà ce que nous avons été !

Quelle horreur… 700 ans merveilleux. Quand le canton de Vaud était occupé, c’était merveilleux – pour les Bernois… Cette histoire-là serait fort intéressante, non ? Mais j’ai de la peine à me représenter qu’on puisse s’intéresser à une telle fête. Les singes, par exemple, sont là depuis bien plus longtemps que nous. Faisons plutôt des contre-cérémonies: les 7000 ans des singes. Grande fête dans tous les zoos. Et les meilleures cacahuètes pour eux d’abord. Puis les tortues, jusqu’aux sauriens – on en arrive au million d’années !

– Lorsque vous regardez le monde et les hommes, êtes- vous optimiste ?

– Oui. Très. Mais les hommes ont déjà subi beaucoup d’échecs. Même le christianisme n’a pas tout à fait réussi, et pourtant il bénéficie de 2000 ans d’expérience: des inquisitions, de beaux dômes, de belles cathédrales, des mensonges et des martyrs. Le socialisme et le communisme ont échoué, parce que le côté animal de l’ homme est si fort, l’ égoïsme, le besoin de puissance. Ce que nous voulons, nous, la gauche au sens large, c’est fabriquer un homme que Dieu, parce qu’il a arrêté de travailler le samedi, n’a pas créé. C’est bien sûr difficile, voire impossible, et tel est pourtant notre but. Une utopie, au fond.

»Je rejette absolument le capitalisme en tant que système.

Mais il a en lui une force, parce qu’il repose sur des instincts animaux, comme le désir de dominer ou les besoins d’être le plus fort. Les tentatives faites pour l’améliorer n’ont que partiellement réussi, comme dans le cas du christianisme. C’est pourquoi je n’emploierai pas le terme «optimiste», que je n’ aime d’ ailleurs pas tellement, mais le mot «utopie». Nous avons besoin d’une utopie comme but dernier. Seuls les animaux vivent sans utopie. Si nous n’ avions pas l’ utopie d’ une justice humaine, nous n’ aurions même pas la jurisprudence. Même si les hommes ne parviennent pas à être justes entre eux, l’utopie devrait agir comme un aimant et diriger l’aiguille de ceux qui s’expriment.

– Cela signifie-t-il que l’écrivain a le devoir de combattre pour un cause ?

– Il n’en a pas le devoir, non, il en a la possibilité. Je n’aimerais pas lui prescrire ce qu’il doit faire. Par ailleurs, j’ai de la peine a concevoir qu’ il puisse exister une grande littérature dénuée de conscience politique. Il peut y avoir des situations dans l’ histoire où la littérature sort dans la rue et va sur les barricades.

»Je peux imaginer qu’en cas d’occupation de son pays par des troupes étrangères, on compose des textes ou des chants pour s’encourager contre l’agresseur ou le chasser. Mais ce n’est pas un devoir pour l’art. Son grand pouvoir d’irritation vient justement du fait qu’il existe sans besoin de justification. C’est cela qui dérange fondamentalement la pensée non- artistique. Une armée a besoin d’une justification pour exister. On ne peut pas simplement dire: une armée, c’est joli, ayons-en une ! L’art est là et ne remplit aucune fonction. Qu’est-ce qui justifie Rimbaud ? Que ce qu’il écrit est beau, et puissant.

Propos recueillis par René Zahnd

(avec la collaboration de Thérèse Rochat et René Ammann)

(Le Passe-Muraille, No 7, Voix alémaniques, mai 1993)

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