Le Passe Muraille

Scène primitive au jardin anglais

 

À propos d’Expiation d’Ian McEwan

par René Zahnd

Roman aux allures classiques et aux amples résonances, Expiation est aussi, par réverbération, un hommage (« a tribute to… ») à la grande et belle tradition du roman anglais, celle de Jane Austen et de Virginia Woolf, où la trame est tissée d’atmosphères et de finesse, de sentiments intérieurs et de vie familiale, où les passions les plus violentes semblent dissimulées par le doux vernis des apparences. Mais par son jeu de miroir labyrinthique et sa mise en abyme finale, ce livre illustre aussi une réflexion sur la création littéraire, sur la naissance d’une vocation, sur les obsessions et les motivations de celui (ou de celle !) qui se « met à l’ouvrage». Tout cela rassemblé peut paraître énorme pour un seul volume. Mais de telles ambitions ne sont pas de nature à effrayer Ian McEwan et les cinq cents pages de son roman montrent, de façon éblouissante, qu’il n’a en effet aucune raison de craindre le voyage.

Tout débute un jour torride de l’été 1935, dans le manoir de la famille Tallis. L’agitation règne à la cuisine, où Betty a reçu des consignes précises d’Emily, la maîtresse de maison, que la migraine et divers autres maux confinent le plus souvent dans l’obscurité silencieuse de sa chambre. Son mari, occupé à de hautes tâches, brille volontiers par son absence. Même ce soir-là, rivé à ses dossiers, il ne se joindra pas à la famille rassemblée pour célébrer le retour de Lean, le fils aîné. Et puis, dans cette petite société, il y a Cecilia, les cousins casés là par une tante dont le mariage a volé en éclat, Robbie le fils de la domestique, et Briony la presque gamine encore (13 ans) qui ne rêve que d’écrire des histoires, qui semble vivre dans un monde purement romanesque, et qui, pour les circonstances exceptionnelles de cette jour-née, a composé une pièce de théâtre, Les Tribulations d’Arabella, qu’elle s’efforce de faire répéter à ses cousins pour une représentation en soirée.

Difficile et sans doute vain de raconter ici, par le détail, les enchaînements de circonstances, les méandres entrelacés des subjectivités qui vont aboutir à un véritable drame. L’habileté de McEwan, la grande force de ce livre aussi, est de faire correspondre aux ressorts cachés des destins un procédé romanesque comparable : tout, ici, est d’abord question de point de vue. Ce que Briony observe depuis sa fenêtre, dans un après-midi de canicule (sa soeur se dévêtir pour entrer dans la fontaine, sous les yeux de Robbie), a une certaine signification pour elle. Cette véritable scène fondatrice (ou primitive…) prend un autre sens dans l’esprit de Ceci-lia. Et encore un troisième aux yeux de Robbie. Or, l’écrivain raconte justement cet épisode du point de vue de chaque personnage, brisant la linéarité du temps, et donnant ainsi la clef du comportement de chacun. Après, c’est comme une horloge-rie fine qui se met en branle et qui ballottera les uns et les autres au gré des mouvements produits par les mécanismes.

Robbie faisant pour la première fois l’amour à Cecilia dans la bibliothèque, ce soir-là, lorsqu’il sera surpris par Briony, devient une sorte de satrape, d’agresseur contre lequel l’adolescente entend protéger sa soeur. Et cette longue journée se prolonge par une nuit, qui ne manque pas de rebondissement, pour s’achever à l’aube, par la lourde condamnation de Robbie, sur la base du seul témoignage de Briony, pour un crime qu’il n’a pas commis (le viol d’une cousine dans le parc).

Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il ne s’agit pas chez Briony d’un acte visant à nuire, mais d’une sorte d’aveuglement produit par sa vision fantasmatique de la réalité. Cette fille deviendra, de fait, écrivain. Elle évolue déjà dans son monde, la naissance de sa vocation date de ce jour-là, précisément, et tout le livre ne devient en fin de compte que l’illustration du « mentir vrai » qui semble présider à tout acte littéraire. Simplement, là, il a des conséquences lourdes sur quelques destins, y compris sur celui de Briony.

Car, évidemment, l’Histoire vient ici se mêler aux histoires. Robbie, sorti de prison, est jeté dans la débâcle de l’armée anglaise en France. Cecilia a rompu tout contact avec sa famille. Et Briony, qui a compris son erreur (peut-on vraiment parler de faute ?), est devenue infirmière, alors qu’elle aurait pu embrasser les plus brillantes études. Mais au service de l’humanité souffrante, dans une discipline d’une dureté extrême, elle va au bout de son « expiation », justement, au point de chercher à corriger le passé.

Or, intervenir sur le fil des événements, c’est aussi le propre du romancier. Et ici, la vie devient roman. Ou le roman vie. Dans ce dédale tissé par Briony, qu’on retrouve finale-ment dans la peau d’un écrivain célébré à 77 ans, sous le coup du diagnostic d’une démence vasculaire, et parlant alors de l’oeuvre qui a traversé sa vie, à laquelle elle est sans cesse revenue, comme si elle cherchait dans les variations sans fin de son ouvrage encore une autre forme d’expiation. Comme si l’écrivain était condamné, par son oeuvre, à sculpter la clef qui tiendra la voûte de son existence.

R. Z.

Ian McEwan. Expiation. Traduit de l’anglais par Guillemette Belleteste. Gallimard, coll. « Du Monde entier», 2003, 489 pages.

(Le Passe-Muraille, No 58, Octobre 2003)

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