Le Passe Muraille

Sauvée par la beauté

 

À la rencontre de Fabienne Verdier,

par JLK

On voit Fabienne Verdier dans son atelier d’Ile-de-France «en ascèse de travail», selon son expression, debout et tenant, comme à bras-le-corps, à la verticale, un formidable pinceau; et tout aussitôt on se rappelle ce que lui disait son maître taoïste à propos du lien vivant, établi par le corps et le pinceau de l’artiste, entre le ciel et la terre. De même nous apparaît-il que ce lien noue et dénoue à tout moment le mot et l’image ou le sens et le signe, dans une danse qu’on sent, et qu’on peut main-tenant mieux savoir l’aboutissement d’un très constant, très humble et très dur apprentissage.

Après l’illustration magnifique que donnait L’unique trait de pinceau du travail de calligraphe et de peintre de Fabienne Verdier, un récit non moins exemplaire, sous le beau titre de Passagère du silence, nous fait découvrir d’abord l’amont de ce parcours, dès les jeunes années de l’artiste initialement mise à l’épreuve par son père sculpteur, dans une âpre maison des Corbières où elle cohabita deux ans durant, puis confrontée à la débâcle de l’enseignement actuel de la peinture en Occident, à I’Ecole des beaux-arts de Toulouse dont elle sortit «comme d’un cauchemar». Non sans avoir commencé d’approcher, à la même époque, la langue et la civilisation chinoise. Vingt ans avant d’associer son nom à celui de François Cheng dans un ouvrage commun que j’ai déjà évoqué (Poésie chinoise, Albin Michel, 2000), c’est dans les livres de celui-ci qu’elle allait entrevoir une nouvelle forme de pensée et de création qui nécessitait, plus qu’une fréquentation livresque, le recours au savoir et à l’expérience vécue des derniers maîtres rescapés de la barbarie des Gardes rouges toujours célébrée au même moment par moult beaux esprits occidentaux. Or le moins qu’on puisse dire est que la candide aspirante à l’Harmonie et à la Beauté n’allait pas être encouragée dans sa démarche par ses maîtres et condisciples de l’école d’art de Chonquing où en 1983, juste âgée de 20 ans, elle se pointa au titre d’unique boursière étrangère.

Il faut un petit effort d’imagination au lecteur bien assis pour se représenter concrètement, comme on dit, la somme d’humiliations et de difficultés affrontées par Fabienne Verdier durant ces dix ans d’apprentissage, et d’autant plus qu’elle se plaint rarement. Bien plutôt, c’est le triste sort des grands lettrés qu’elle finit par rencontrer qui lui inspire le plus de révolte, d’ailleurs à l’origine de son témoignage. Rien pourtant de politique en celui-ci, concentré sur la vie quotidienne d’une espèce de caserne d’art sans eau courante et rassemblant 2000 étudiants parfois au bord de la mutinerie, aux marges de laquelle un étudiant rebelle lui fait rencontrer son maitre à venir, qui la repousse six mois durant pour la tester avant de lui dispenser, sans un mot le plus souvent, son savoir et sa sagesse fondant son art de paysagiste dans la tradition taoïste.

Avant d’entreprendre cet apprentissage auprès du maître Huang yuan, celui-ci lui impose d’abord six mois chez le graveur de sceaux Cheng Jun dont les Gardes rouges ont coupé la main gauche, ensuite de quoi seulement, moquée par ses jeunes camarades, elle commencera d’aligner centaines et milliers de simples traits préludant à l’acquisition d’un vocabulaire à la fois verbal, pictural, philosophique et bonnement existentiel. Dès son départ et tout au long de ses tribulations, marquées par la solitude et deux redoutables maladies, Fabienne Verdier n’a cessé de conserver, comme une petite Bible, Les propos sur la peinture de Citrouille-amère de cet autre grand maître que fut Shitao, dont elle se plaît à dire qu’il lui a sauvé la vie. De même se dégage-t-il, de Passagère du silence, une sorte de souffle salvateur, mêlé de gaîté et de générosité, de bonne admiration pour tous ceux qui l’aident à progresser à tous égards – qu’il s’agisse d’un grand lettré ou d’un humain bienveillant -, d’équanimité bien dans la ligne de Tchouangtseu et autres figures tutélaires du taoïsme mais sans ostentation ni trace de pose les yeux au ciel genre New Age…

Il est émouvant de la voir citer, en écho à un propos de son maître, tels vers de Pessoa ou telle formule d’Héraclite qui annule soudain toute distance entre époque et cultures, mais Fabienne Verdier se retrouve à la fin artiste d’aujourd’hui, jouant avec des matières à la Rothko et balayant ses fonds d’amples gestes à la Pollock, tout en instaurant son propre silence et en donnant à voir un poème visuel qui n’est que d’elle.

JLK

Fabienne Verdier. Passagère du silence. Albin Michel, 2003, 292 pages.
A lire aussi : L’Unique trait de pinceau. Calligraphie, peinture et poésie chinoise. Albin Michel, 2003, 175 pages.

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