Le Passe Muraille

Saul Bellow hier et demain

Bilan et perspectives de l’ œuvre d’un pessimiste qui optimise,

par Jean Romain

«Regardez ça – cette agglomération immense, bruyante, frénétique et monstrueuse. Il n’y a jamais rien eu de tel. Et c’est nous ! Nous sommes cela !» Tel est le regard sans complaisance que Saul Bellow pose sur sa ville, sur l’Amérique, sur notre monde moderne, passablement cahoteux et distrait de l’essentiel. Dans un bref récit, Bellow met en scène un adolescent du Chicago de 1933, un livreur de fleurs qui exerce son métier le long des rues blindées de neige1. En arrière-fond, la prohibition, la grande dépression, les séquelles de la corruption, l’Allemagne hitlérienne, et une immense tristesse que l’agitation frénétique de Chicago au ciel si bas ne parvient pas à diluer. Dans le froid gris de février, les personnages que le jeune livreur croisent au fil de cette sorte de petit voyage qui l’entraîne dans tous les coins de la ville jusque dans les bas-fonds sont souvent apparentés à ceux de la commedia dell’arte. Il faut en passer par eux pour atteindre la lumière intérieure.

La lumière intérieure, elle fut lente à percer pour Saul Bellow, ce fils d’émigré de Saint-Péters-bourg, né en 1915 au Canada, installé depuis 1924 dans un Chicago sauvage et pittoresque, et qui obtint le prix Nobel de Littérature en 1976. Il admet que, maintenant encore, il n’a pas atteint ses buts mais qu’il s’est un peu débarrassé de ses vieilles erreurs tenaces «pour entrer dans une ère d’erreurs améliorées». Vivre doublement en exil, d’abord sur une terre qui n’est pas celle de ses pères, ensuite dans un temps qui ne correspond guère à celui de son univers intérieur, tel est le poids qui pèse sur les épaule de cet écrivain qui s’inscrit pourtant de plein droit dans la plus étourdissante littérature américaine, celle d’un Dos Passos ou d’un Faulkner. Un divorce profond entre lui et le monde ainsi que le désarroi d’un cœur déraciné confèrent à l’œuvre de Bellow une tonalité un peu musilienne.

C’est cet itinéraire qui tient à la fois de l’autobiographie intellectuelle, de la réflexion politique et de l’essai littéraire qui paraît aujourd’hui en français sous le titre de Tout compte fait (2). Il s’agit en fait d’un épais recueil d’articles à l’humour mordant mais d’inégale qualité, et qui couvrent une période allant de 1948 à 1993. Ce qui unit ces textes d’inspiration et de thématique variées, c’est très exactement ce que Tolstoï appréciait chez Maupassant: un style clair, un fond moral et une extraordinaire faculté d’attention. En effet, Bellow oppose traditionnellement l’attention à la distraction, et il critique notre monde moderne («moderne est un terme ambigu qui peut servir à rabaisser aussi bien qu’à élever») qui s’ingénie à distraire l’homme des grands projets humains auxquels il devrait pourtant s’attacher. L’idéal d’un monde plus juste qu’incarnait à l’époque Lénine et sa Révolution a été le terreau dans lequel l’esprit du tout jeune Bellow a grandi et s’est formé, mais les monstruosités de Staline ont perverti les choses et mis Hitler au pouvoir. Si bien que l’écrivain s’est éloigné de ses anciennes amours.

Maintenant que les intellectuels sont en perte de vitesse, tout n’est que futilité, fanfreluche et divertissement. Au-delà du thème pascalien, dans une perspective plus terre-à-terre, Bellow attaque de front la dictature de la télévision: «les discussions sur la télé, on ne s’en étonnera pas, ennuient, irritent et tourmentent (la distraction est réellement un tourment)», «devant l’écran cathodique, nous sommes incités à ne nous concentrer sur rien en particulier.» La complexification croissante des domaines de la connaissance fait dire à Bellow qu’«il y a trop à penser». L’homme moyennement cultivé se décourage devant l’énormité de la tache. La prolifération des sciences met cet individu en devoir de s’attaquer à un océan d’ignorance qu’il ne parviendra pas à faire reculer: électronique, économie, technique, histoire, analyses psychologiques, sociales, relations internationales, autant de domaines dans lesquels mêmes les spécialistes sont très vitre dépassés sur leur propre terrain. «Voilà ce qui rend l’opinion préfabriquée si séduisante.»

Le tableau que brosse Bellow n’est pas aussi sombre qu’on pourrait le penser. Bien sûr, il est pessimiste, comme tout homme intelligent, mais il y a l’art, la création, il y a Mozart, il y a la nature, les paysages merveilleux du Vermont, «le bon coin», l’hiver en Toscane, l’élégance de la pierre toscane, les bibliothèques, le café d’en face bien chauffé, les charbonniers, les chercheurs de truffes, les gens qui vous jettent leur salut, et surtout l’humour, la verve, la drôlerie qui permettent de mettre à distance, et de vivre. Il y a Paris qu’il aime par-dessus tout, l’Espagne, Israël. Et puis il y a son Chicago, fondé en 1833, qui «se bâtit, se démolit, évacue les décombres et recommence», la grande ville, grouillante, bruyante, poumon asphyxié d’un monde en mouvement. Le romancier se doit aussi d’être historien dans l’esprit de l’auteur, il est le témoin des mutations, l’homme qui regarde, qui témoigne de la forme de la ville. Bien sûr il est difficile d’être neutre à propos d’un lieu où on a vécu: l’affection nous rend mauvais juges et nous rempli de nostalgie. Plus que tout autre, la ville est le lieu de la nostalgie car plus que tout autre, la ville est sans cesse défigurée. Personne ne reconnaît jamais la ville de son enfance: les architectes, les politiciens, les spéculateurs, les promoteurs, les agents immobiliers l’ont saccagée. Mais il y a le temps qui passe, ce grand sculpteur. Il y a son travail: «J’écris (…) en réponse à un élan excentrique qui monte vers moi de la terre elle-même», affirme le narrateur d’En souvenir de moi.

Il y a surtout cette affirmation, difficilement justifiable, certes, mais d’un brillant optimisme: «Je crois, pour ma part, que tout ce qui est imaginable se réalisera fatalement au moins une fois.» L’humanité est ainsi contrainte d’accomplir ce qu’elle est capable de concevoir.

J. R.

Saul Bellow, En souvenir de moi, trad. P. Grandjouan, Plon, 1995. Tout compte fait, trad. Ph. Delamare, Plon, 1995.

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