Le Passe Muraille

Sainte Flannery du Sud profond

Sur la plus grande nouvelliste et romancière catholique américaine,

par JLK

On a parlé de Flannery O’Connor comme d’une sorte de Bernanos au féminin, et c’est vrai qu’il y a de ça, à cela près que l’écriture de Flannery est d’une densité poétique et d’une violence, d’un humour et d’une acuité sans pareils. On peut lire ses histoires (réunies dans la collection Quarto, chez Gallimard) au « premier degré », comme de fantastiques morceaux d’observation des comportements humains, dans cette Amérique de la paysannerie pauvre en butte aux conflits de races et de classes, où les prêcheurs de tout acabit foisonnent.

Par ailleurs, et bien plus en profondeur, sous les dehors les moins lénifiants qui soient (d’aucuns lui ont même reproché d’être cynique, ce qu’elle n’est pas du tout – mais il est vrai qu’elle ne s’en laisse pas conter…), c’est une véritable arène d’affrontement du Bien et du Mal que les histoires de cette féroce folle en Christ claudiquant (une horrible maladie l’a détruite encore jeune) au milieu de ses poules et de ses paons, plus souvent du côté des supposés coupables que des prétendus vertueux…

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En lisant Le nègre factice 

Quand il se réveille ce matin bien avant l’aube, dans la lumière lunaire qui lui montre son propre reflet, dans le miroir, comme celui d’un jeune homme, alors qu’il se figure incarner la sagesse d’un Virgile prêt à conduire Dante aux enfers, Mister Head pense aussitôt à la mission morale qu’il s’est assignée ce jour, consistant à donner une bonne leçon à son petit-fils Nelson, dix ans et fort insolent, en lui montrant quel enfer est la ville et en lui faisant voir, par la même occasion, ses premiers nègres. De leur trou de province qui en a été épuré, ils gagneront donc la ville par le train qui, tout à l’heure, ne s’arrêtera que pour eux. Quant à Nelson, il est à vrai dire impatient de retrouver Atlanta où il se flatte d’être né, alors qu’il n’a connu la ville qu’en très bas âge, avant la mort de sa mère. Ce qui est sûr, c’est que son grand-père l’énerve, qui prétend le chaperonner et lui rappelle à tout moment qu’il ne sait rien. Et pourtant : « Grand-père et petit-fils se ressemblaient assez pour être frères, et même frère d’âge assez voisin: à la lumière du jour, Mr Head avait un air de jeunesse, tandis que le visage de l’enfant semblait vieux, comme s’il avait déjà tout appris et ne fût pas fâché de tout oublier ». Cette balance incertaine des âges va d’ailleurs se trouver modulée d’une façon saisissante au cours de cette nouvelle de vingt pages marquée par une double révélation, pour l’enfant autant que pour le vieil homme.

Les thèmes de l’égarement et de la perdition, de l’édification morale volontariste conventionnelle et de son retournement, sont au coeur du Nègre factice, qui aborde aussi frontalement la question de l’exclusion raciale.

Dès le voyage en train du sexagénaire et de son protégé, celle-ci s’exprime dans un bref dialogue suivant le passage, dans le couloir, d’un Noir imposant, suivi de deux femmes également bien mises.

« Qu’est-ce que c’était ? », demande alors son grand-père à Nelson. Et celui-ci: « Un homme », avec le regard indigné de qui en a assez d’être pris pour un imbécile. Et le vieux: « Quelle espèce d’homme ? ». Et le gosse: « Un gros homme ». Alors le vieux: « Tu ne sais pas de quelle espèce ? » Et Nelson: « Un vieil homme ». Ce qui fait le grand-père lancer à leur voisin « C’est son premier nègre »…

La relation des deux personnages va cependant se transformer jusqu’à s’inverser complètement, durant la journée qu’ils passent à Atlanta, après que le vieil homme aura perdu ses repères et se sera égaré avec l’enfant dans un quartier nègre. En chemin, alors que le gosse reste fasciné par le spectacle de la grande ville, il tente bien de lui en suggérer la monstruosité infernale en lui faisant humer la puanteur montée d’une bouche d’égout, mais le garçon finit par lui répondre. « Oui, mais on n’est pas forcé de s’approcher des trous » et de conclure: « C’est d’ici que je viens ». Une scène, ensuite, scandalise le vieux, quand le gosse demande leur chemin à une grosse négresse en robe rose, dont le corps l’attire soudain maternellement et qui lui indique le chemin avant de lui donner du « p’tit lapin ».

Ensuite, il suffira que le gosse fourbu s’endorme sur le trottoir, que le vieux s’éloigne pour le mettre à l’épreuve à son éveil, que l’enfant affolé parte comme un fou et renverse une vieille femme sur la rue, que tout un attroupement crie au « délinquant juvénile » et que le grand-père, lâchement, se débine en affirmant qu’il ne connaît pas ce garçon, pour faire de cette errance un récit évangélique du reniement, perçu par Nelson dans toute sa gravité jusqu’à lui offrir sa première occasion d’accorder son pardon à quelqu’un. Quant à Mr Head, il découvre, avec la réprobation absolue chargeant le regard de son petit-fils, ce que c’est que « l’homme sans rédemption », jusqu’au moment où, devant un nègre en plâtre penché au-dessus d’une clôture, dans le quartier blanc qu’ils traversent, les fait se retrouver après l’exclamation du vieux: « Ils n’en ont pas assez de vrais ici. Il leur en faut un factice ».

La scène a quelque chose de Bernanos ou de Dostoïevski: « Mr Head avait l’air d’un très vieil enfant et Nelson d’un vieillard miniature ». Alors le retour à la maison des deux voyageurs leur sera possible. Leur arrivée sous la même lune que le matin est d’une égale magie: « Mr Head s’arrêta, garda le silence et sentit à nouveau l’effet de la Miséricorde, mais il comprit cette fois qu’aucun mot au monde n’était capable de le traduire. Il comprit qu’elle surgissait de l’angoisse qui n’est refusée à aucun homme et qui est donnée, sous d’étranges formes, aux enfants.

Explicitement chrétienne par son inspiration et son langage, surtout dans sa conclusion, cette extraordinaire nouvelle, l’une des plus belles du recueil intitulé Les braves gens ne courent pas les rues, déborde infiniment de ce qu’on pourrait dire une littérature édifiante.

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La filiation catholique est évidemment essentielle chez Flannery O’Connor, et les allusions à la grâce et à la miséricorde relient la nouvelle à cette filiation théologique, mais l’histoire de Mr Head et de Nelson, comme toutes les histoires de cette grande poétesse du mal et de la douleur, ressortit à la Littérature de toujours et de partout dont aucune secte philosophique ou religieuse n’aura jamais l’apanage.

Flannery O’Connor. Oeuvres complètes.  Gallimard, collection Quarto, 1229p.

 

Unknown.jpegQuand John Huston adapte La sagesse dans le sang au cinéma, qui devient Le Malin.

À la lecture, La Sagesse dans le sang reste aujourd’hui, je dirais même :plus que jamais, un roman d’une étrangeté folle, comme le relevait Flannery elle-même dans les lettres où elle dissuadait ses lecteurs-éditeurs de le « normaliser ».
À quoi rime l’errance furibonde de Hazel Motes, revenu de quatre ans de guerre dans son bled du Tennessee pour y faire « des choses » qu’il n’a jamais faites, telle le fondation d’une nouvelle Eglise du Christ sans Jésus, dont il proclame que ce n’est qu’un escroc dans les pattes duquel l’a jeté son grand-père le terrible pasteur ?

À quoi rime, parallèlement, la quête non moins énigmatique du jeune Enoch, qui s’accroche aux basques d’Hazel et lui ramène un Jésus de substitution en la personne d’un ancêtre de l’homme naturalisé à bouche cousue qu’il dérobe dans le Museum local, et quelle mouche le pique à se déguiser en gorille de fête foraine pour cavaler dans sa nuit solitaire ? À quoi rime enfin le harcèlement, par Hazel, de l’aveugle prêcheur et de l’enfant qui le guide ?

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Telles sont, entre beaucoup d’autres, les questions que se pose le lecteur au fil du roman, dont le tissage extrêmement serré se détend dans Le Malinde John Huston, qui gagne en intelligibilité et en émotion ce qu’il perd en revanche en profondeur paradoxale et en folie drolatique.
Ce que John Huston rend admirablement avec son adaptation, dans ce trou de province des années 50 où les rappels à l’ordre foisonnent en grandes pancartes sur fond de dèche et de grossièreté, c’est le ton du roman et le dessin de ses personnages, à commencer par Hazel dont la tension frénétique d’antichrist est portée à l’incandescence par un Brad Dourif sidérant. Dans le même registres des allumés, le faux aveugle de Harry Dean Stanton n’est pas moins inquiétant, face sombre d’une galerie de « grotesques » dont les femmes bien intentionnées, bonnes chrétiennes conventionnelles mais peu douées pour ces « horreurs » mystiques, sont le pendant. De la rose catin que visite Hazel au début du roman, à sa brave logeuse le pressant de l’épouser et découvrant des clous dans ses souliers et un cilice de fil de fer barbelé sous sa chemise, elles ne rompent en rien avec l’étrangeté mystérieuse de ce roman illustrant les dérives extrêmes du puritanisme, dont l’émotion finale qu’il dégage (dans le film autant que dans le roman) est bien moins paradoxale qu’il ne semblait d’abord…

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