Le Passe Muraille

Saint Sébastien

Texte inédit de Fabrice Pataut

Je n’ai fait cette confession qu’une seule fois ; c’est dire si elle est rare.

La voici : je me souviens d’un portrait en pied de Saint Sébastien représentant de façon plutôt académique son jeune corps percé de quatre flèches. Chacune le pénétrait avec une propreté irréelle. Comme il était difficile de décider si le peintre avait réellement cru que le supplice ordonné par l’empereur exigeait que les flèches fussent préalablement dorées à la feuille, ou s’il n’y avait rien de plus dans cet artifice qu’un effet décoratif et qu’on pouvait bien peindre des flèches sur la toile comme on peint le cadre qui l’entoure, comme l’affaire était confuse, je m’en ouvrai au père François.

« Dioclétien, dit le père, l’a fait percer de flèches pour le punir d’avoir rendu la parole à une muette. Enfin…, précisa-t-il par précaution, c’est une conjecture. »

Mais cette propreté… pas une goutte de sang sur le torse et les jambes, chaque plaie refermée autour du bois avec une netteté vestimentaire, comme un bouton passé dans une boutonnière… ?

« Parce que Sébastien, attaché au tronc d’arbre, expliqua le père François, avait été percé, perforatum. Ceux qui l’on retrouvé ont dit qu’il semblait de loin qu’un énorme hérisson avait été ligoté à un chêne tellement il y avait de flèches.»

On aurait pu, bien sûr, peindre Saint Sébastien de manière qu’il ressemblât à un gros hérisson. Valait-il mieux le peindre comme si quelques flèches romaines avaient en quelque sorte retrouvé leur lieu naturel en se fichant dans sa chair, par gravité ou aimantation ?

Le père François ne cacha pas son mécontentement. Un Saint Sébastien à ce point conforme à la réalité n’était pas concevable. Il posa gentiment sa main sur mon épaule.

Il fallait qu’on sût que Sébastien avait été indignement percé au point que de braves paysannes avaient pu croire de loin à l’existence d’un bien curieux hérisson, hericinussupernaturalis, mais il fallait aussi qu’on le représentât différemment, comme perforatumen quatre ou cinq endroits, pas plus — cuisse, bras, torse, mollet — et que, suite à l’action courageuse de ces femmes qui avaient retiré les flèches une à une, pansé ses plaies et allongé son jeune corps supplicié au pied du chêne, on le peignît ou le sculptât désormais convenablement déchiré. Il aurait été orgueilleux, et par conséquent contradictoire, de représenter l’humilité de leur acte à l’aide d’un Sébastien couvert de piquants ou, pire, roulé en boule à la manière d’un vrai hérisson. Impossible, tel était le verdict du père François. Il retira sa main et me laissa aller.

Je voudrais aujourd’hui modifier cette confession à l’aide d’un élément nouveau. Je vérifiai qu’il avait dit vrai — à moins que nous ne fussions tous les deux victimes de la même naïveté — à l’occasion d’un deuxième séjour qui me donna l’occasion de revoir seul cette peinture. Je remarquai alors que le visage du saint n’exprimait aucune douleur. L’iris de ses yeux était invisible ; ses yeux chavirés, tournés vers le haut, c’est-à-dire vers l’intérieur, ne montraient que leur blanc, un blanc pur comme celui des serviettes et des draps, qui faisait penser aux yeux révulsés de l’enfant possédé dans la Transfiguration de Raphaël. Pourtant, contrairement à la peinture du maître, l’iris avec sa coloration particulière était présent ; ou plutôt son idée l’était-elle, son idée abstraite, sa matrice, de manière à assurer à l’iris incarné une présence effective par interposition. On devinait que la pupille, tournée vers l’intérieur pour un dernier voyage, montrait au martyr quelque chose qui devait rester caché à l’observateur. En examinant le tableau de près, on assistait non seulement au spectacle de la mort publique de Sébastien, à sa mort terrestre, romaine et politique, mais à la mort intérieure et personnelle du corps épuisé auquel une dernière vision était accordée. Les pupilles invisibles étaient sans nul doute écarquillées, le fléchissement de son corps le laissait supposer.  Sébastien devait deviner dans le circuit des vaisseaux imprimé dans le voile de ses paupières un labyrinthe dont son être de chair avait du mal à saisir le dessin.

Comme cette certitude s’affirmait à mesure que la lumière baissait dans la petite chapelle, les plaies s’ouvrirent un court instant autour du bois des flèches de manière à laisser un peu de sang frais couler le long du bras et de la jambe. Quelques gouttes, pas plus, le temps que la matérialité de sa souffrance fût rendue au jeune homme, une souffrance offerte, selon les meilleurs témoignages, par mille flèches.

F.P.

1 Comment

  • phban dit :

    Quel texte envoûtant, par la finesse et la précision du trait qui vient transpercer la chair d’une vérité inaltérable.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *