Le Passe Muraille

Sagesse universelle de Jeremias Gotthelf

   

(Re)découverte d’un grand romancier alémanique

par Pierre-Yves Lador

Il m’arrive fort heureusement, grâce à mon ignorance sans doute, de découvrir chaque année un roman exceptionnel, d’Anthony Trollope, de Cormac Mc Carthy, ou de Jeremias Gotthelf, celui-ci a cent soixante ans. Né en 1797, son auteur au pseudonyme transparent, pasteur à Lützelflüh dans l’Emmental au coeur du canton de Berne, écrit durant les dix-huit dernières années de sa vie une quinzaine de romans et des dizaines de récits souvent inspirés par un problème du temps: éducation des enfants, alcoolisme ou, dans le cas qui nous occupe, les ravages des charlatans que consultent les malades au lieu d’aller chez le médecin. De 1843 à 1844, il publie les deux parties d’Anne-Bäbi Jowäger et quelques autres livres ! Il semble écrire comme un fleuve, sans repentir mais non sans méandres et sans négliger nappe phréatique et affluents, fussent-ils souterrains.

La première traduction intégrale de ce roman parait à l’Age d’Homme. La belle édition illustrée et reliée en toile rouge de chez Zahn à La Chaux-de-Fonds que je me promettais de lire un jour omettait un bon tiers du roman : les digressions d’une saveur incomparable qui sont l’âme du livre. L’écriture qui charrie des images issues du monde rural bien sûr, mais aussi de la nature et des sciences naturelles (météorologie, géologie…), voire même, pour illustrer les météores par exemple, de l’art de la guerre, relie ainsi la géographie physique et humaine, les activités du ciel, de la terre et des hommes. « La neige pouvait trouver un abri derrière une haie sur un chemin creux, où elle s’amoncelait comme les soldats qui se pressent derrière un retranchement, quand une graine de mitraille balaie la plaine. »

L’héroïne éponyme est une forte femme taillée à la serpe, maîtresse d’une ferme où chaque année on met quelques écus de côté; Hans son mari attentif et discret, Sami le valet plein de bon sens et Midi la servante acariâtre et râleuse entourent le jeune fils borgne mais observateur Jakobli. C’est un peu l’épopée, picaresque parfois, de ce garçon du berceau à la paternité que nous conte ce roman qu’on a pu dire rustique, réaliste, qui est aussi psychologique, social, truculent à l’occasion, souvent finement ironique ou simplement drôle, et des actions et réactions sobrement délirantes de la mère devenue grand-mère. Le roman est éclairé par la douceur, la beauté et l’humilité de Meyeli qu’épouse enfin Jakobli.

Tout est montré et démonté des heurs et malheurs de gens normaux aux prises avec le rude travail quotidien, l’avidité, la méchanceté, la maladie, la mort. Pourquoi choisir un médecin quand il y a des charlatans qui guérissent plus vite? «On décida d’aller trouver un personnage particulièrement adroit ; il n’avait pas fait d’étude, mais il avait tout en tête, ce qui était tout différent. Chaque imbécile pouvait consulter le contenu des livres; on n’avait pas besoin d’être médecin pour savoir lire; mais tout le monde ne possédait pas un savoir dans son esprit ; sur mille il en était à peine un qui le possédât.»

La morale omniprésente mais efficace et la religion lumineuse qui raille la bigoterie et le dogmatisme reconnaissent la valeur du bon sens et du pragmatisme. Des discours fleuves du pasteur du village ou du narrateur lancent des affirmations passionnées, souvent à l’emporte-pièce qui sont généralement corrigées ou nuancées aussitôt comme si une conscience veillait constamment à ramener la fougue à l’équilibre. Il n’est pas de cri-tiques de certaines paysannes qui ne soient complétées aussi-tôt par la reconnaissance des mêmes traits chez des patriciennes ou des citadines de Berne.

Les dialogues des gens moins éduqués ou prononcés en famille sont en patois bernois, mais la langue du narrateur n’est pas moins imagée, voire drue : «— sale guêpe, sorcière de la colline du Zyberli ! hurle Midi en découvrant une paire de canines assez longues pour servir de dents à une fourche à fumier. »

Précurseur de Freud ? En tout cas observateur incroyable de la réalité psychologique, de ses profondeurs, de ses mécanismes cachés, le romancier parsème son oeuvre de réflexions, de remarques : « Les mêmes paroles peuvent causer des effets différents sur les coeurs des êtres humains, si bien qu’on serait tenté d’affirmer que les paroles importent peu et que tout, au contraire, dépend de la disposition de notre âme.»

Un livre qui fustige la bêtise et les manipulateurs : «Mais attention ! la foi aveugle est encore là Hans Joggi a accordé sa foi à un journal, tantôt à l’un, tantôt à l’autre ; et ce que les journaux affirment, même s’ils s’expriment comme des bêtes à cornes ou mentent comme le diable en personne, ce qu’ils affirment est la vérité éternelle […] et si quelqu’un le contrarie il le hait et le persécute comme un hérétique. »

Une oeuvre ancrée dans l’Emmental et universelle (comme celle de Ramuz, le souci de l’écriture en moins, la spontanéité en plus) qui n’a rien perdu de sa virulence satirique, bien au contraire, faut-il ajouter hélas ? Je vais de ce pas lire les autres titres traduits chez le même éditeur…

P. Y. L.

Jeremias Gotthelf. Anne-Bäbi Jowäger. Trad. de Raymond Lauener, L’Age d’Homme, 2004.

(Le Passe-Muraille, No 63, Janvier 2005)

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