Le Passe Muraille

Retour à Feodossia

En lisant  Je n’irai plus jamais à Feodossia de Lambert Schlechter,

par JLK

Certains écrits, et cela revient à préciser aussitôt les noms de certains auteurs dont les plus emblématiques seraient un Montaigne ou le Leopardi du Zibaldone, sont à classer à priori au titre d’inclassables, ne relevant strictement d’aucun genre littéraire tout en ressortissant à l’essai fragmentaire et au journal discontinu, à la poésie et à la réflexion philosophique éclatée, à la glose ou a la prose d’évocation plus que de narration; et aux premiers noms cités j’ajouterais dans la foulée ceux de Ludwig Hohl ou de Guido Ceronetti, ou d’Annie Dillard (dans l’inépuisable recueil de fragments d’Au présent) et de Lambert Schlechter dont la suite des « proseries» du Murmure du monde nous a valu récemment cette nouvelle merveille pointilliste (ou traitilliste ?) que figure Je n’irai plus jamais à Feodossia ?

Pourquoi plus jamais , vieux menteur matois de Lambert, puisque tu y étais de nouveau fourré ce matin après m’avoir juré hier soir de ne plus t’attarder dans ce mauvais lieu fleurant la femelle et le giton, et l’encre et le coton, la citronnelle et le python ? Au vrai, tu ne renonceras jamais au pays ou l’on arrive jamais de notre enfance, et c’est pourquoi l’on t’y suit à la trace comme le peuple de fourmis dans le fruit – tu connais Charles-Albert Cingria autant que moi qui le cite ici s’attardant dans la campagne romaine d’où l’on voit tout là-bas le bulbe de Saint Pierre comme un infime grain de raisin pâle: « Ça à beau être immense : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue », et tout est dit, ou presque, puisqu’on n’en a jamais fini de revenir à Feodossia.

Toi, la souris papivore (c’est Zorba qui appelle ainsi son ami Nikos l’écrivain), il t’a fallu cette fois 198 feuillets pour t’acquitter de ton rapport. Soit une double volée de 99 proseries sous les égides séparées de Cesare Pavese et d’Emily Dickinson – on te sait maniaque des numérologies parodiant l’ésotérique et j’en passe pour passer au menu.

Riche menu. Miam miam miam les confitures . Avec illico l’annonce du Grand Tour around le monde en longeant d’abord le traitillé (pointillé?) de l’équateur et ensuite, comme un peloton qui s’embrouille et se débrouille sur la trace de mille scarabées menant peut-être à Feodossia où ELLE t’attend, ou peut-être pas cette fois, pas encore ou plus, chi lo sa ?

Pour ce qui suit c’est la lecteuse et le lecteur qui devraient faire le job, la première tenant le zob du Monsieur tandis que celui ci lui couvre la moule, comme indiqué sur la gravure (Hans Sebald Beham) de la couverture opusculaire, et va comme je te trousse.

Mais le plaisir de te lire passe par celui de chacune et chacun qui réclame sa part de tournante ( là tu attiges en associant hypothétiquement nos bonnets de nuit sexuels à la Philippe Jaccottet ou à la Gustave Roud à la partie carrée en question) et l’oral, Le buccal le lingual vont relayer le verbal à l’avenant, tout faisant miel à l’ours Lambert…

Le sexe est omniprésent dans les proseries de Lambert Schlechter, qui ne se limite pas du tout à son obsession vulvaire, mais ressortit à l’amour fou, comme il l’est quasi théologiquement dans les écrits de Vassily Rozanov (1856-1919), qu’on pourrait dire antipodiquement opposé au polythéisme agnostico-poétique de Lambert, et qui lui est pourtant infiniment proche dans sa fréquentation de l’intime et de l’écriture immédiate.

Le premier n’en finit pas de scruter l’Origine du monde – de l’oeil de l’âme et du doigt qui mouille – alors que le second oscille entre l’église chaude dans laquelle il rêve d’installer le lit nuptial et les fins dernières de la résurrection à l’égyptienne. Mais une fois encore ce qui apparie ces deux poètes de la pure pensée réside, à mes yeux en tout cas, dans l’intimité quasi cosmique de leur pratique de scribes studieux.

Rozanov s’estimait la queue de comète en pantoufles, si l’on peut dire, de la littérature russe en particulier et de l’écriture usinée après Gutenberg en général ; la littérature lui était un vieux pyjama, disait-il à peu près, écrire n’était pour lui que la matérialisation en crayonné d’un murmure continu relevant du soupir (prière de l’agonisant ou de la femme en extase au lit ou à l’église), et l’on pourrait dire aussi que Lambert écrit à genoux sur ses petits pupitres m’évoquant ceux de Guido Ceronetti dans son antre de Cetona, mais j’hésite à parler d’un culte commun à l’hyper-orthodoxe, au poète à longs tifs et gilets coquets et au gnostique à l’écoute du silence du corps et autres rumeurs célestes, qui procèdent du moins aux mêmes exercices d’attention reliant à tout instant les pôles et les môles.

Lambert fait semblant de ne pas trouver son sujet du jour (le mot soudain ou la paire de mots Hierher also, la carotide qui lâche, les hiéroglyphes de Walser, les veuves chinoises, la maladie de la vie, la proximité qui craint, la mocheté qui fait mal, etc.), c’est une ruse connue de l’Inspiration qui aime qu’on lui gratte un peu le brouillon, et Vassily socialement plus ligoté en apparence est en réalité plus libre et sur de Son Thème vu qu’il croit dur comme lierre que Dieu croit en lui, tandis que Guido suit ses propres sentes philologiques et sanitaires.

Quant à moi je n’achoppe qu’aux détails, me fous complètement de savoir à quelle chapelle invisible ces lascars achoppent, seulement à l’écoute de la musique qu’en moi leur musique fait filtrer.

Rozanov, dans la rue des prostituée moscovites où il ne fait que passer (sa première maîtresse était l’ex de Dostoïevski, folle hystérique qui le battait avant sa rencontre de sa seule moitié qu’il appelle maman), s’arrête parce qu’une pensée lui vient là (et pas ailleurs) qu’il note illico au crayon mou sur le cuir à peine plus dur de la semelle de sa bottine – ma foi chacun son petit carnet -, et Joseph Czapski qui a préfacé La Face sombre du Christ de Rozanov chez Gallimard en 1968 (préface de soixante pages) a noirci et enluminé de mille dessins les 270 cahiers constituant son journal, autre monument de fragments, etc.

Des détails qui sont eux-même comme des particules de musique, il y en a plein dans les proseries de Lambert, et leur combinaison harmonique, tantôt très concertée ou vétilleusee, même parfois chichi, ou au contraire très relâchée comme une espèce de scam savant ou de rap dolent, vu qu’on est souvent proche des larmes avec lui, mine de rien, sans sniffer pour autant – tout ça ne serait rien sans cette instance première qui fait de cette sorte d’écriture du premier jet plus ou moins délirant l’équivalent du dessin d’enfant avant l’alphabet ou de la prière des bêtas…

Lambert Schlechter n’en finit pas de voyager, que ce soit autour de sa chambre ou de l’inouïe évidente rotonde de la Terre qui le fait tourner autour de lui-même, et l’intendance le suit à tout coup avec son lot de crayons et de chiffons; à tout moment il est ailleurs que là où vous l’aviez situé via Facebook: il est à Walker Bay après avoir pris connaissance, les dieux ne savent pas où, de la 61 e lettre de Stalingrad d’un soldat à sa femme qu’il remercie pour la poudre de pudding qu’elle lui a envoyé, il lit Carver qui le protège autant que Tchekhov (lequel est le Carver russe comme chacun sait), il ne sait plus bien où il en est parfois en croyant lire ce qu’il écrit ou le contraire, et ce n’est rien de dire qu’il est un auteur pour les écrivains même s’il y a là du vrai – et le voici dans un salon du livre et du jambonneau, près de Toulouse, où je le rencontre pour la première fois en même temps que, pour la premières fois, je rencontre le poète William Cliff, lequel William vient de m’envoyer son dernier recueil dédicacé, de plus en plus la foulée de Villon et d’une âpre tendresse – et je me rappelle que ce soir-là, à un moment donné, nous prenant tous deux par le cou le vieux voyou en question nous avait murmuré : les gars, je vous quitte, il me faut céans aller flairer de l’homme…

Mais combien d’années cela ? Ce qui est sûr est qu’alors je n’avais pas encore entrepris ma série de 100 portraits du Cervin à l’acryl & à l’huile, à laquelle Lambert fait allusion en citant, à la page 42 de Je n’irai plus jamais à Feodossia, «l’obsession matterhornienne dans les aquarelles de JLK », inattentif je t’attrape puisque JAMAIS je n’ai traité le Matterhorn à l’aquarelle sauf dans mes grimoires secrets, et l’obsédé c lui et pas moi, ah, mais ce doit être le jetlag du Voyageur qui lui fait confondre les couleurs alors qu’il est plus musico par l’oreille et la narine que par l’œil même si rien ne lui échappe.

D’ailleurs je ne vais pas chipoter ni jamais lui chiper son coupe-papier pour autant, comme ce « connard » de douanier d’Amsterdam qui lui a remontré le fait que l’objet est «gewarlijk !», et là le Grand Tour rebondit de langues en langues et de l’autrichien à culottes de cuir genre Thomas Bernhard au chinois mandarin de Li Po ou de son Chen Fou dont les lettres ont dû cramer dans l’incendie de l’Escampette comme ma petite anthologie de Cingria, parue à la même enseigne, a dû finir en cendres sur l’un des planches de la bibliothèque en feu du pauvre Lambert, compère angélique d’Anton Pavlovitch et de Leonid Torganov grattant à l’encre sépia des vieux de la vieille.

« Voilà du sublime ! » disait cet autre vieux Chinois des marais que fut Flaubert dans les alentours de Combray quand il chassait la palombe avec son petit ami Guy, mais je ne sais plus à propos de quoi, je ne trouve pas non plus le passage sublime de Feodossia que je voulais citer, si c’était le feuillet Numéro 100 sur la lecture ou si c’est le Number 137 où il est question de douleur, ou le Nummer 94 sur les tiges de persil et Robert Walser évoquant le célibat de Gottfried Keller, ou l’ancolie de la page 108, la japonaise mélancolie de la page 80 ou la « meilleure vanille d’Egypte » de la page 112 où je note la présence peu sympathique de cet Harry Mulisch que j’ai rencontré à Bruxelle un soir que William Cliff y vaticinait – bref allez y voir: le sublime est partout quand le poète est à genoux comme une vieille fourmi noire sur une pierre noire dans la nuit noire et que tout scintille, etc.

Lambert Schlechter. Je n’irai plus jamais à Feodossia. Proseries, Tinbad, 2019, 226p.

 

 

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