Le Passe Muraille

Rafik Ben Salah pimente notre histoire

Le conteur, avec La véritable histoire de Gayoum ben Tell, revisite notre mythe national qu’il « berbérise », avec la bénédiction de Jean-François Bergier,

par Pascal Ferret

On le sait : Guillaume Tell a fait le tour du monde. Le plus célèbre et (parfois) le plus controversé des Suisses, quant à son origine et à sa réalité historique, incarne par excellence le héros de la liberté et le résistant face à la tyrannie. Or il n’a pas fait qu’inspirer les poètes et les peintres de nos régions : il a franchi les mers et les frontières culturelles, essaimant de Turquie aux Philippines et du Paraguay au Japon. Un formidable aperçu de ses multiples réincarnations fut établi il y a quelques années dans Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, de l’historien Alfred Berchtold, que son pair Jean-François Bergier avait précédé en 1998 avec un ouvrage plus strictement cadré sur la figure historique.

C’est à partir de celui-ci que le conteur tunisien (devenu Suisse) Rafik Ben Salah a tiré une « véritable histoire » toute neuve et non moins fantaisiste, mais nullement gratuite. L’origine de notre héros y est située en Berbérie (où pousse la figue et le bois d’arbalète), et c’est un irrépressible Appel qui le fait traverser la Blanchemédiane (Méditerrannée) et remonter l’Erroun (Rhône) à vigoureuses brasses (tel Gargantua) avant d’arriver, comme Zorro, dans les monts et les vaux encaissés de notre Histoire, au pays de Hury (Uri) où les Hab’Zabour (Habsbourg) rustauds et libidineux persécutent les honnêtes Helvètes. A préciser que c’est une Munia d’origine suisse, descendante de l’historien al-Tschudy, qui raconte l’histoire à ses amies arabes dans un sabir irrésistible mêlant dialectes alémaniques et maghrébins…

« C’est mon ami l’éditeur Slobodan Despot qui m’a donné envie de parler de la Suisse d’une manière décalée», explique Rafik Ben Salah. Dans La mort du Sid, son précédent roman, le personnage de Moudonnia apparaissait déjà, incarnant une Maghrébine d’origine suisse, qui devient ici Munia. «Cette fois, ce sont les femmes qui tiennent le crachoir. Je le leur devais bien, car ce sont elles qui ont rempli mon enfance de leurs contes. Dans les histoires que j’ai entendues, le personnage de Samson se rapprochait un peu de Guillaume Tell par sa capacité de rébellion et sa force invincible. Par ailleurs, notre tradition populaire est attachée au personnage de Goha, qui tourne en dérision l’arrogance ou la bêtise des puissants.»

Dans La véritable histoire de Gayoum ben Tell, la conteuse Munia qui choque un peu ses interlocutrices arabes par sa propre liberté de pensée et de moeurs, remarque que si Gayoum a quitté la Berbérie, c’est sûrement pour trouver une terre plus tolérante. La malice de l’auteur, qui apparaît lui-même sous le pseudonyme d’Ibn Sallaz, renvoie à son propre exil en Suisse: « De fait, j’ai quitté mon pays pour échapper au triple poids de la tradition, de la religion et de l’oppression politique».

Lui fera-t-on le reproche, comme un de ses collègues profs, de nous « voler » notre héros national ? Tout au contraire : c’est par affection pour son pays d’adoption que Rafik Ben Salah a imaginé l’histoire de Gayoum, qui vise à illustrer aussi que l’aspiration à la liberté est commune au monde entier. Et la farce ravit les uns et les autres, qu’ils soient Helvètes ou Arabes. Se faisant plus sombre lorsqu’on évoque l’évolution de son pays, Rafik Ben Salah s’exclame : « Bien sûr. Il nous faudrait un Guillaume Tell, mais pour l’instant le régime s’entend à neutraliser en douceur toute opposition ! C’est pourquoi je m’efforce de sensibiliser mes collégiens de Moudon à leur chance extraordinaire de vivre dans un pays qui a su acclimater les cultes et les cultures les plus divers, dont on ne connaît pas assez l’histoire… »

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