par Antonin Moeri

 

Sur la terrasse d’une brasserie située derrière la gare de Genève, une linguiste m’avait expliqué qu’un des principaux problèmes dans la littérature moderne voire contemporaine était celui de l’énonciation: «acte de production individuelle du discours dans des circonstancesdonnées».

La linguiste a dû me citer des noms d’auteurs mais je n’ai pas acheté les livres des auteurs cités, préférant toujours suivre ma proprepiste dans ce domaine. Or le mot «énonciation» n’a cessé de m’obséder et c’est en lisant «Mrs Dalloway» que j’ai peu à peu compris ce qu’avait voulu dire la linguiste chevronnée militant alors pour redonner leur place aux femmes dans la langue française qui, en privilégiant le masculin, dit des choses sur une société et une vision du monde!

En traduisant certains textes posthumes de Ludwig Hohl, il est arrivé que je me demande tout à coup: mais qui prononce ou pense ces mots, cette phrase que je viens de lire? Je devais alors revenir aux pages précédentes pour m’apercevoir que… Et dans ses «romans», le narrateur de Thomas Bernhard ne dit le plus souvent que ce que les autres lui ont dit, il multiplie les voix. Ce qu’il déclare au lecteur est rapporté au 2 ème ou au 3 ème degré.

Pour reconstruire la vie de son grand-oncle né en 1886 et parti en Amérique en 1906, le narrateur de la troisième partie des «Émigrants» prend l’avion en 1981 pour traverser l’Atlantique et retrouver une tante à qui le grand-oncle avait remis un album de photos, de cartes postales, et à qui ce grand-oncle nommé Ambros Adelwarth avait raconté sa singulière odyssée. Le narrateur recueille les propos de la bouche de tante Fini qui, elle-même, avait recueilli les propos de la bouche d’Ambros Adelwarth, personnage d’une rare élégance qui avait appris son métier de domestique dans les palaces de Montreux, de Londres et qui, dès son arrivée sur le sol américain, va être engagé d’abord par un monsieur de l’ambassade du Japon, puis par monsieur Salomon, un des banquiers juifs les plus riches de New York dont le fils, Cosmo, présente des bizarreries du caractère.

C’est en compagnie de ce Cosmo qu’Ambros («il était naturellement de l’autre bord», dit l’oncle Kasimir qui a soudé des bandes de cuivre sur les plus hauts buildings de New York) va s’embarquer pour l’Europe où ilsvont gagner d’énormes sommes d’argent dans divers casinos.

Les voix de l’oncle Kasimir, de tante Fini, d’Ambros, du narrateur, d’un vieux jardinier des Salomon (qui raconte les prodromes annonciateurs de la folie de Cosmos), du docteur Abramsky (l’aliéniste qui s’est occupé d’Ambros lors de son internement) s’entremêlent dans un texte teinté de mélancolie qui n’est ni une nouvelle ni un roman ni un journal de bord ni un essai ni un poème ni une chronique ni un compte-rendu ni un rapport de police ni un dépliant touristique ni un récit de rêve ni une anamnèse ni un dossier médical mais qui tient de tous ces genres à la fois, un texte entraînant le lecteur dans un vortex, dans une dangereuse glissade aux confins d’un monde normé par la raison, l’avidité, la soumission, la soi- disant politesse et le sentimentalisme à quat’sous.

Vortex qu’illustre subtilement un jeune derviche, «un garçonnet extrêmement beau qui avait un haut bonnet sans rebord en poil de chameau» que Cosmo photographie et dont le portrait apparaît sur la page 160 des «Émigrants», vortex d’autant plus palpable si j’ose dire lorsque le lecteur entend le docteur Abramsky («la soixantaine, trapu, tignasse rousse et hirsute, comme hérissée sous l’effet d’une grande excitation, il portait des pantalons élimés et une blouse maintes fois rapiécée»), lorsque le lecteur entend raconter avec quelle facilité Ambros se soumettait au traitement par électro-chocs: injections d’insuline, attaques pseudo-épileptiques, convulsions pouvant entraîner des luxations d’épaules ou de maxillaires, dents brisées et autres fractures, visage bleu; traitement qu’a subi Artaud quand il fut interné à Rodez et qui entraîne une «dissolution de la personnalité, perte progressive de lacompréhension, ralentissement de l’activité intellectuelle, atonie et même enfermement dans un complet mutisme».

L’horreur de la folie comme celle de la guerre ou de l’extermination de masse ne pouvant être racontée «en direct» (à moins de vouloir hébéter les foules), celle-ci doit être mise à distance, diffractée à travers différents foyers de perceptions, à travers les évocations de personnages

ayant chacun un autre rapport aux événements, à l’espace, aux souvenirs, au temps… Seule cette écriture oblique, me sembla-t-il en lisant cette troisième partie des Émigrants dans le train qui m’emmenait à Zurich par une journée pluvieuse, seule cette écriture oblique est à même de dire l’atrocité des massacres à grande échelle ou celle des hurlements de gens ceinturés, menottés et soumis aux électro- chocs pour que toute capacité de réflexion et de souvenir soitradicalement et irrémédiablement annihilée.

W.G.Sebald: Les Émigrants, Actes Sud Babel, 2001

A.M.