Quelles nouvelles, Mister Melville ?
À propos des débuts de l’auteur de Bartleby…
par Antonin MOERI
Avant de s’engager comme mousse sur un navire marchand en partance pour Liverpool, le fils de bonne famille ruinée (nommé Hermann Melville) eut diverses occupations coupées de vagabondages pour en chercher d’autres: petit employé dans une banque, instituteur dans une école sans budget, membre d’une société de discussion. À l’âge de 20 ans il publie dans la gazette d’une petit ville américaine un texte intitulé Fragments trouvés sur un bureau. Texte que viennent de publier les Editions Finitude dans L’intégrale des nouvelles de Melville. J’aimerais vous résumer, cher ami lecteur, le second de ces fragments qui m’intrigue.
Un narrateur sort de chez lui pour prendre l’air. Allongé sur une pelouse, il voit une silhouette déposer à ses pieds un billet, dans lequel on l’invite à suivre l’étrange silhouette. Il la suit mais elle s’enfuit à vive allure. Touché au vif, le protagoniste jette son manteau pour prendre en chasse la silhouette qui accélère encore le galop. Il ralentit. Elle ralentit. Il se remet à courir. Elle s’enfuit en poussant un cri de surprise. Perdant confiance, il est sur point d’abandonner son projet. Il reprend sa course quand l’étrange figure s’engouffre dans un bosquet.
Et voilà que la guide se balance sur une petite nacelle. Elle lui fait signe de s’asseoir à côté d’elle. Ils se retrouvent dans une pièce «meublée dans le style luxuriant de l’Orient, grands vases richement ciselés, lustres d’allure fantasque, miroirs d’une taille inhabituelle». Il se perd dans des considérations sur les scènes évoquées dans de magnifiques tableaux. Il voit finalement la charmante personne allongée sur une ottomane. Elle tient un luth dans une main, sa tête dans l’autre. Le narrateur pose un genou en terre. Mon Dieu, lui qui avait fait voeu de fidélité éternelle à une autre. «Je m’agenouille devant le trône de tes charmes à nul autre pareils». Il la prend dans ses bras. «Parle! Suis-je aimé aussi follement que je t’aime?» Elle bouge les lèvres qui n’émettent aucun bruit. Elle est muette et sourde! Pris de panique, il s’enfuit.
Je vois d’ici votre sourcil levé, cher ami lecteur, vous devez penser qu’il s’agit là d’une bluette à quatre sous, où l’auteur s’amuse avec des clichés de bazar. Comme vous aurez raison de penser cela mais on pourrait aussi essayer d’imaginer la situation. Un révolté parmi les bourgeois va se lancer dans d’innombrables et terribles expéditions sur les mers, il verra des femmes mourir de faim dans les rues de Londres, le corps d’un gamin pourrir dans une basse-fosse, il chassera la baleine sur les mers du Sud, vivra à Tahiti des aventures qu’il racontera dans des livres qui auront un énorme succès. Et puis… et puis des livres qui feront un flop total: Moby Dick, Pierre ou les ambiguïtés, le texte violemment comique intitulé Bartleby, et puis la sidérante histoire de Billy Budd, un des récits qui susciteront, après la mort d’Hermann, le plus grand nombre d’études critiques aux Etats-Unis…
Je ne sais pas ce que vous en pensez mais moi, le fragment trouvé sur un bureau me laisse songeur. Je suis tout chose rien que d’y penser!
Plaidoyer d’un homme de loi qui s’est mis à douter
Je ne sais pas si vous partagez mon opinion au sujet des avocats. Je trouve que ce sont des hommes qui inspirent confiance. Individus rationnels ayant fait des études, maîtrisant le verbe, leurs pulsions et leur vie en général; on envie leur aisance, leur charme, leurs certitudes et, naturellement, leur sens inné de la justice…
Celui qui prend la parole dans Bartleby de Melville est un homme d’un certain âge. Il vient d’obtenir une belle promotion dans le monde de la justice new-yorkaise. Les trois employés à son service ne lui suffisant plus, vu l’augmentation du travail de copiste due à cette magnifique promotion, cet avocat sûr de lui décide d’engager un quatrième commis aux écritures. Et voilà que se présente un jeune homme au visage livide, pitoyablement respectable, qui se met aussitôt à travailler jour et nuit, assis derrière un paravent.
Quand l’avocat demande au nouvel employé de vérifier l’exactitude d’un acte notarié, ce nouvel employé n’accepte ni ne refuse d’obéir, il dit simplement: «J’aimerais autant pas». Surpris, l’avocat ne sait comment réagir. Même réponse du scribe quelques jours plus tard, quand le patron demande de le rejoindre pour vérifier d’importants documents. Désarçonné, l’homme de loi essaie de convainvre Bartleby (nom du nouvel employé) d’obéir à son ordre. En vain. Il consulte alors ses autres commis qui pensent à l’unisson que le type est cinglé, qu’il serait préférable de le mettre à la porte.
N’étant pas un salaud, cet avocat fait de charitables efforts pour comprendre, à l’aide de l’imagination, le comportement de son nouvel employé. Il est sûr qu’il pourra s’entendre avec lui. Il ne veut pas le renvoyer car il craint que Bartleby ne tombe alors sur un patron moins indulgent que lui. Mais il voudrait que Bartleby ait une réaction, révolte, colère ou indignation, peu importe mais qu’il ait une réaction dite humaine. Et lorsque le scribe refuse d’aller à la poste comme le demande son patron, ce dernier regagne son bureau en titubant. Au refus suivant, l’homme de loi perd les pédales, il rentre chez lui, plongé dans le plus profond désarroi. Ne pouvant émettre un jugement définitif à son encontre, il gardera toute sa confiance en ce scribe méticuleux mais singulier.
Dans l’épisode central de cette nouvelle violemment drôle, l’avocat veut se rendre, un dimanche matin, à l’église pour y entendre un célèbre prédicateur. Il passe à l’improviste à son bureau et découvre un Bartleby en robe de chambre qui, visiblement, a élu domicile sur son lieu de travail. L’avocat humaniste est bouleversé par cette preuve d’une terrible misère. Dans une envolée lyrico-emphatique, il convoque les grandes images: les ruines de Carthage, les fils d’Adam, la désolation de Petra. Mais ce mouvement d’empathie a ses limites, il fera bientôt place à la peur. La peur du qu’en dira-ton, la peur du jugement social. Détail aggravant: la formule de Bartleby «J’aimerais autant pas» a contaminé le discours de l’avocat et celui des trois employés qui commencent à parler comme «le spécimen le plus solitaire du genre humain». Le commerce avec le scribe a déjà affecté le mental du brillant avocat. La compassion ayant, nous le répétons, ses limites, il serait temps de se débarrasser de cette «épave au milieu de l’Atlantique».
Sentant la folie le gagner, l’avocat imagine que tout Broadway partage sa nervosité. Il décide de donner congé au copiste. Mais l’oursin s’accroche au rocher. Faudra-t-il appeler la police? L’homme de loi est dans un tel état de nerfs qu’il pourrait tuer Bartleby. Heureusement, «la charité agit comme un principe de prudence, elle est pour son détenteur une véritable sauvegarde». Impossible de se rendre coupable d’un meurtre «au nom de la douce charité».
Et voilà que l’avocat avoue: «Je ne me sens jamais aussi à mon aise que lorsque je te sais présent». Mais le jugement social prend naturellement le dessus. Les rumeurs enflent. La réputation de l’avocat pourrait être ruinée. Ne pouvant se débarrasser de l’intolérable fantôme, il prend l’initiative de déménager son étude. Le nouvel occupant ne pourra qu’appeler la police pour faire enfermer le scribe dans une prison où il se laissera mourir de faim.
Je ne sais pas ce que vous avez ressenti en lisant mon résumé d’une histoire à la fois drôle et inquiétante, mais j’ai le sentiment que l’homme de préjugés et de certitudes qu’est son narrateur découvre un autre monde en cherchant à comprendre le copiste au visage livide. Réduit à sa plus petite dimension, il se met à douter, à douter sérieusement. Mais le fait de confier au papier son désarroi, car il l’a finalement aimé, ce copiste au visage blanc qui l’a fasciné, le fait de mettre en mots sa dérive lui confère une dimension, j’allais dire plus humaine.
Un autre type de contamination
Melville et Tchékhov ont un point commun: le sens du théâtre, une manière de faire entrer, de faire évoluer des personnages et une manière de raconter une altération. Autre point commun: le désir de mettre en scène les effets d’une lente contamination. Nous avons vu comment l’avocat new-yorkais est progressivement «infecté» par la présence du pâle Bartleby dans son bureau.
Voyons à présent comment le docteur Raguine au nez rouge est progressivement «infecté» par la présence de Gromov dans la salle 6. Après avoir pris soin de décrire minutieusement la salle 6 (la partie la plus délabrée de l’hôpital d’une petite ville de province), Tchékhov nous présente quelques patients: un grand maigre à moustaches atteint de paralysie générale et de phtisie; un petit vieux alerte qui court d’une fenêtre à l’autre en ricanant (il est fou depuis 20 ans); un ancien secrétaire de gouvernement nommé Ivan Gromov, dont le visage exprimant une grande anxiété est celui d’un homme intelligent, cultivé (il a lu beaucoup de livres dans sa vie) et dont le discours saccadé est souvent incompréhensible. Le voisin du petit vieux alerte est un moujik obèse ayant perdu la faculté de penser; le cinquième et dernier «habitant de la salle 6» est un ancien trieur de lettres qui a l’habitude d’agrafer sur sa poitrine un bout de papier en déclarant: «Je suis décoré de l’ordre de Saint-Stanislas».
Quant au protagoniste de cette nouvelle, Tchékhov nous le présente comme un homme extraordinaire, gros mangeur au nez rouge, d’une mise négligée et qui, au début de sa carrière, eut des velléités de réformes avant d’accepter, au bout de quelques années, le manque total d’hygiène et de moyens, le désordre régnant dans la clinique. «A la longue, la médecine l’ennuya par sa monotonie et son inefficacité». Il vient de moins en moins souvent à l’hôpital. Il reçoit régulièrement, chez lui, son seul ami nommé Mikhaïl, qui a de l’estime pour sa culture intellectuelle et sa noblesse d’âme. Les deux larrons dénoncent la stupidité et la médiocrité des gens de la ville. «Qu’attendre de l’esprit de nos contemporains?». Après le départ de son ami, Raguine fait le point sur sa situation. Il en conclut que la vie qu’il mène est absurde, qu’il n’est pas honnête, qu’il accomplit une besogne nuisible et reçoit de l’argent pour ça.
Intervient alors un jeune médecin aux dents longues. Il aimerait prendre la place de Raguine qu’il considère comme un vieux coquin. Il écoute volontiers aux portes. Il a le profil du cafteur. Et comme Raguine s’est pris d’amitié pour le seul patient intelligent avec qui il puisse s’entretenir, il vient à la clinique surtout pour discuter avec un Gromov d’une singulière lucidité. Leurs conversations volent haut. Ivan, par exemple, reproche au docteur Raguine de dédaigner la souffrance et la mort, de vivre de la souffrance d’autrui. À quoi Raguine répond que ce qui compte c’est de pouvoir réfléchir ensemble, c’est de se sentir capable de raisonner. «Si vous saviez combien me pèsent la sottise, la médiocrité et quelle joie j’éprouve chaque fois que je discute avec vous!»
«Je crois qu’il est tout à fait timbré», déclare à son assistant le jeune médecin aux dents longues. Et à partir de ce jour, Raguine remarque autour de lui quelque chose de mystérieux. Les infirmières, les aides, les malades leregardent désormais curieusement. Le pétulant jeune médecin conseille à Raguine de prendre du bromure. Raguine est convoqué par les responsables municipaux qui lui reprochent de ne pas jouer aux cartes comme tout le monde, de ne pas aimer les femmes comme tout le monde, de s’ennuyer.
Raguine leur répond qu’il est regrettable que les gens ne pensent qu’à s’amuser et non à s’instruire. «Vous devriez vous reposer», lui dit un des responsables municipaux. En quittant cette réunion, Raguine comprend qu’il vient de «comparaître devant une commission chargée de rendre compte de ses facultés mentales». Son unique ami lui propose un voyage d’agrément: Moscou, Pétersbourg, Varsovie. Voyage au cours duquel Raguine va beaucoup s’ennuyer.
Au retour, le docteur Raguine constate qu’il a été remplacé à la clinique. Il doit trouver un petit logement chez la femme d’un artisan. Il aide à éplucher les pommes de terre et lit des livres. Son ami et le pétulant docteur lui conseillent d’entrer à l’hôpital pour se faire soigner: «Mon petit pigeon, vous guérirez!»
Emmené pour une consultation, Raguine se retrouve dans la salle 6. Un employé lui apporte la blouse du patient. Tout lui est désormais égal. Il aimerait boire une bière et fumer une pipe. C’est défendu! Révolté par cette réponse, il s’attaque au garde colossal qui va l’assommer d’un coup de poing. Le froid de la mort lui descend de la nuque au talon. Frisson. Nausée. Apoplexie. Il voit un troupeau d’antilopes extraordinaires. Deux personnes assisteront à son enterrement.
Dans la nouvelle de Melville, c’est l’avocat qui raconte ce qui lui est arrivé avec son employé Bartleby. Ici, c’est un narrateur extérieur qui raconte la chute du docteur Raguine. Chez Melville, c’est celui qui propage le principe nuisible qui meurt recroquevillé dans la cour d’une prison, alors que chez Tchékhov, c’est celui qui est «infecté» qui meurt d’une attaque d’apoplexie. Chez Melville, un être insignifiant pousse à bout son employeur, alors que chez Tchékhov ce sont les êtres insignifiants qui poussent à bout le docteur Raguine. Les deux victimes d’un système odieux meurent dans un établissement, pénitentiaire pour l’un, hospitalier pour l’autre. Et en lisant ces deux textes, j’eus la nette impression que ces deux auteurs cherchaient à raconter, avec la distance permettant l’ironie (et le rire!), une bien étrange «mise à mort».
Hermann Melville: L’intégrale des nouvelles, Edition Finitude, 2021
Anton Tchekhov, Salle 6.