Le Passe Muraille

Quelle connerie, la guerre !

 

À propos de Matthias Berg, roman d’Yvette Z’Graggen,

par Sylviane Roche

J’étais à peu près à la moitié du dernier roman d’ Yvette Z’Graggen, Matthias Berg, quand j’ai eu tout à coup les yeux pleins de larmes, et deux lignes plus bas je suis arrivée sur cette phrase: «Pleurer, pense Marie, c’est ça qu’on devrait faire, pleurer tous les deux comme on en a envie, et ensuite tout serait plus facile»… Il y a des lectures, comme ça, où on ne sait plus où s’arrête le livre et où commence notre réalité.

Marie, vingt-cinq ans, est venue à Berlin pour rencontrer Matthias Berg, le père de sa mère, un Allemand qu’elle ne connaît pas. Eva, la mère de Marie, a fui dans les années soixante jusqu’à Genève, dans «ce pays qui avait eu la chance d’échapper à la guerre et qui était si beau, si paisible à travers la vitre, avec ses prés verts et ses vaches…» Elle a fui les souvenirs de son enfance dévastée par la guerre, sa culpabilité d’Allemande et sa haine de l’Allemagne, tout entières incarnées dans ce père, Matthias Berg, disparu sur le front de l’Est, et revenu, tel un fantôme des crimes nazis, en 1948, quand ni sa femme ni sa fille ne l’attendaient plus.

Mais on ne se débarrasse pas de soi-même en changeant de pays. Sa haine et son malheur, Eva les avait emportés avec elle, et ils ont fini par avoir raison d’elle, comme ils avaient triomphé, des années auparavant, de Beate, sa mère. De mère en fille, Marie est l’héritière de cette culpabilité, le dernier maillon de cette chaîne maudite. Et c’est pour tenter de la briser qu’elle est venue à Berlin pour rencontrer ce grand-père que, malgré les récits de sa mère, elle n’a jamais «réussi à haïr».

La narration est composée de nombreux retours en arrière à la première personne, où chaque protagoniste prend la parole et raconte un morceau de son histoire: Beate, la grand-mère qui a traversé seule, avec Eva, héroïque, opposante clandestine au nazisme (on évoque à son sujet Hans et Sophie Scholl, les jeunes héros de la Rose Blanche), la guerre et la défaite… Eva, née en 1940, son enfance massacrée, le retour, en 1948, de ce père inconnu qui brise le tête à tête passionnée avec sa mère, le lent naufrage de cette mère jusqu’à sa fin inacceptable… Bertrand, le père de Marie, Genevois plein de certitudes, et qui n’a pas su voir les blessures incurables de la femme qu’il aimait… Lena, la servante-maîtresse de Matthias, qui l’a aimé et servi pendant vingt-cinq ans, et dont le malheur, simple et exemplaire, est une sorte de métaphore du des-tin du peuple allemand…

D’ailleurs, est-ce que tout ce roman n’est pas, justement, une métaphore ? Matthias Berg, n’est certes pas la première histoire d’un amour brisé à jamais par la guerre, mais ici, les victimes sont aussi les bourreaux. C’est le drame insoluble, ineffaçable, du peuple allemand. La souffrance première, celle qui dévore les protagonistes, Beate, Matthias, Eva, Lena, même, c’est la culpabilité. Car Matthias est rentré de Russie en 1948, et c’est à ce moment que les choses sont devenues impossibles. Eva parle: «Lui, mon père, il est revenu. J’ai remarqué que Beate évitait de regarder ses mains. Est-ce qu’il lui arrivait de les supporter sur son corps ? Je ne lui ai jamais demandé, je n’osais pas, mais je suis sûre que non (…) Souvent, à table, il posait ses mains sur ses genoux comme s’il les cachait. Je me disais: c’est parce que ce sont des mains de criminel». Lena, la dernière compagne de Matthias, est la seule de sa famille rescapée du naufrage du Gustloff, torpillé par les Russes en 1945, en mer Baltique, avec les milliers de ceux qui essayaient de fuir le désastre allemand. D’abord, elle s’interroge: «Mais ces pauvres gens, sur ce bateau, qu’est-ce qu’ils avaient fait de mal, eux ? La plupart étaient aussi innocents que ma mère, qui avait travaillé comme une bête toute sa vie…» Mais, un peu plus tard, elle n’échappe pas non plus à la culpabilité collective: «Tous les jours on nous apprenait des choses qui nous faisaient honte et qui nous rendaient encore plus misérables. J’allais à l’école quelques heures par jour. Une fois, on nous a montré un film sur Auschwitz. Après, j’ai erré dans la campagne au lieu de rentrer. Je voulais mourir…» Et Matthias, hanté par le regard gris de ce jeune partisan russe rencontré (et descendu) «dans Yvette Z’Graggen une forêt, un matin, il y avait du soleil».

Cette culpabilité qui a rendu impossible la vie de Beate et d’Eva, Marie n’en a pas hérité, elle est née à Genève, en 1970, et elle sait bien que «dans une vingtaine d’années tout au plus, il n’y aura plus personne pour se souvenir». Mais elle va com-prendre que ce passé qui disparaît peut féconder l’avenir, si on l’accepte au lieu de le fuir. Marie a refait le chemin d’Eva à l’envers. Elle est retournée volontairement affronter le passé. Et ce voyage à Berlin n’aura pas été inutile, car au-delà, justement d’une culpabilité qui ne la concerne plus, Marie a découvert la responsabilité. Cet héritage, ce grand-père allemand, elle l’assume désormais. Elle a compris que cette histoire passée, il faudra l’ «intégrer avant de la dépasser pour repartir à neuf» et faire de ces vies martyrisées une force pour rester «vigilante, chaque fois que le rejet, la haine se manifesteront autour de moi ou en moi».

Bien sûr, et c’est ce qu’on s’efforce de croire, même si, ailleurs, Marie constate: «La mémoire ne se transmet pas, la douleur ne se transmet pas, ni l’expérience, c’est pourquoi tout recommence toujours». Et c’est peut-être le vrai sens de ce ciel bleu qui éclaire la dernière phrase du livre, c’est sur cette idée-là en tout cas que je suis restée, sorte d’espoir désespéré: il faut lutter, lutter malgré tout, même si ça fait ricaner le monde, pour la transmettre à tout prix, cette mémoire sans laquelle, toujours, tout recommence.

S. R.

Yvette Z’Graggen, Matthias Berg, roman, Editions de L’Aire, 1995.

(Le Passe-Muraille, No 18, Avril 1995)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *