Le Passe Muraille

Que notre joie demeure

(Lucian Freud)

En mémoire de ma mère (1917-2002)

Tu nous a quittés ce jour-là : l’attaque t’a frappée à l’aube d’une belle journée d’été, ce jeudi-là, fête de l’Assomption. L’attaque ne t’a pas permis de profiter une fois encore du beau temps, selon ton expression: tu n’as pas pu suivre ton programme du jeudi qui consistait à descendre au lac pour y nager, comme tu le faisais encore chaque semaine à 86 ans. Tu n’as même pas eu le temps de réaliser, selon ton expression : tu nous as quittés mais sans savoir que tu ne nous quittais pas tout à fait ; tu nous a quittés et tu es restée encore avec nous quelques jours durant.

Quelques jours durant, tu es restée présente et absente. Durant ces quelques jours, nous avons pu nous tenir auprès de toi et te parler. Des jours et des nuits durant, nous avons veillé auprès de toi dans cette chambre du Centre Hospitalier dominant la ville. La première nuit est tombée sur ce dernier jour que tu avais vu se lever, les lumières de la ville scintillaient autour de la cathédrale, puis il n’y a plus eu que l’obscurité dans laquelle on entendait ton souffle régulier, puis un autre beau jour s’est levé mais tes paupières sont restées closes.

Nous t’avons veillée à tour de rôle. Chacun à son tour, nous t’avons parlé. Nous t’avons un peu bercée et chacun à son tour, quand il était seul avec toi, chacun t’a dit ce qu’il avait à te dire sans trop savoir si tu l’entendais.

Nous as-tu entendus ? Tu n’en montrais aucun signe, mais est-ce qu’on sait ? Est-ce qu’on sait jamais, d’ailleurs, si l’on est entendu ? Est-ce que nous savons vrai-ment ce qui est entendu et com-pris, tous les jours, de ce que nous disons avec nos mots de gens conscients ? Et les mots sont-ils le seul moyen de se parler ?

Est-ce que tu nous sentais présents, autant que nous te sentions présente encore, malgré ton silence et tes yeux fermés ? Est-ce que tu nous as reconnus à nos voix, malgré tes yeux fermés et ton insensibilité apparente aux bruits de la ville ? Est-ce que tu as senti nos mains sur tes mains ou nos joues sur tes joues ? Est-ce que tu as peut-être même perçu, d’une manière qui nous échappe, ce que chacun de nous ressentait sans même te le dire ?

Peut-être, au fait, es-tu restée pour que nous te parlions encore? Peut-être ce que nous vivions, à ces moments-là, seuls avec toi, durant ces heures et ces journées, dans le long silence d’un dimanche ou juste avant l’aube d’un nouveau jour, peut-être était-ce une façon de nous retrouver nous-mêmes grâce à toi ? Peut-être désirais-tu que nous nous rencontrions les uns les autres auprès de toi ? Est-ce qu’on sait une fois encore ?

Ta présence et ton silence étaient faits de ce mystère et de ces questions, et nous l’avons tous ressenti : ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, ceux qui croient qu’il y a quelque chose au-delà du corps et ceux qui pensent que la mort achève tout, ceux qui croient que la Science aura le dernier mot et ceux qui ne savent pas, ceux qui sont sûrs et ceux qui se taisent.

Tu étais, pour ta part, comme l’a été celui que tu as aimé : de ceux qu’on peut dire des fidèles. Toi et notre père vous avez été des fidèles, et plus encore en actes qu’en paroles.

A ton chevet, dans le silence de la nuit ou la longueur des heures, tes enfants et les enfants de tes enfants se sont rappelé, sans doute, votre façon de leur montrer le monde et de désigner chaque chose par son nom.

Au commencement le monde était un jardin, et c’est vous qui nous l’avez révélé. « Regarde ! », nous disiez-vous. C’était l’hiver : « Regarde la neige ! » Au printemps : « Regarde la mésange qui fait son nid dans la boîte aux lettres ! » Ou c’était après une pluie d’été: « Regarde la salamandre, comment elle se dandine, on dirait un jouet de caoutchouc ! » Ou l’automne arrivait : « Regarde les feuilles des arbres, mais regarde ces couleurs!»

Le jardin. Le quartier. Les gens. Les bois alentour. La magie des noms de notre enfance. La forêt du Pendu. Le Vésuve. Le Rocher du Diable.

Le monde proche et lointain. Le lac et les mers. L’île au trésor de nos vacances d’été…

Le jardin. Ton jardin dont tu t’es occupée jusqu’au dernier jour. Le refrain de notre enfance: «Papa est au jardin». Puis le jardin du monde, dont les images nous revenaient à ton chevet.

Avais-tu déjà rejoint notre père au jardin, tandis que nous nous repassions ce film de nos souvenirs partagés ? Que se passait-il derrière ton front encore soucieux ? Serais-ru bientôt délivrée de tout ce qui a pu te peser ? Et n’aurions-nous pas encore des choses à nous confier, peut-être à nous pardonner? Tout a-t-il vraiment été dit ? Est-ce qu’on sait?

A présent c’est en nous que tu reposes aussi. Ta part mortelle ne sera bientôt plus que poussière, comme tous nous le redevien-drons. Ainsi que tu l’as désiré, tes cendres seront déposées dans la tombe de celui qui a partagé tes peines et tes joies.
Mais à présent : « Regarde ! Regarde-nous ! Regarde : tu vis en nous ! »

JLK

La Désirade, le 28 août 2002

Poussière du temps,

par Richard Aeschlimann

Cher Jean-Louis,

De tout temps, nous savions que cela se produirait un jour. Toutefois j’imaginais que cela ne nous arriverait peut-être pas à nous, ou alors dans une époque si lointaine que cela deviendrait de la science-fiction. Et pourtant… Aujourd’hui toi et moi sommes devenus orphelins, de père d’abord, de mère ensuite. Le hasard, qui a voulu que nous perdions également un frère, n’a pas le même sens ni la même résonance, hormis le fait de nous rapprocher dans ce même «parcours» initiatique que représente l’absence d’un proche.

Pour vouloir rester immergé dans la réalité quotidienne du monde qui est le nôtre, nous devons constater que tous les jours des milliers d’individus meurent et rejoignent sans histoire la poussière anonyme du Temps. Cependant, chaque disparition dont nous avons connaissance nous touche profondément, bien que de manière différente. La mort de Czapski, de Thierry Vernet, celle de Topor et celle plus privée de Gérard Capt, par exemple, je les ai ressenties comme un déchirement, un éloignement synonyme d’absence. Quelque chose de mystérieux, comme si une sorte d’habit intérieur, mais qui ne m’appartenait pas, m’avait été enlevé. Dorénavant, je dois exister avec ou sans ces manques, selon les réactions propres à ma nature. La question n’est pas de savoir si l’on peut vivre après une pareille amputation ; la question reste : «Voulons-nous vivre encore ? Et comment ? »

Bien des passages dans tes écrits prouvent que tu as toi aussi vécu ces drames, et je sais que tu as pu les transcender par l’écriture.

Ce que j’ai ressenti à la mort de ma mère est une toute autre chose. Ce fut d’abord un sentiment d’horreur pour un corps qui a survécu à une chute, depuis une fenêtre du quatrième étage, sur le béton de la rue. Je n’ose imaginer ses souffrances durant les quelques jours qui ont suivi ce drame. Puis ce fut la délivrance par la mort et aussi une victoire sur la maladie d’Alzheimer dont elle était atteinte depuis trois ans. Le décès en lui-même reste «incompréhensible» mais comme nimbé de compassion. C’est le mystère d’une vie qui « est », et d’une mort qui s’y ajoute, avant que plus rien ne soit en apparence. J’ai surtout ressenti, à un moment donné, l’acceptation de cette disparition comme un «don». Ce fut un peu comme si j’avais reçu en une seule fois tout l’amour que ma mère n’avait jamais su me donner. Une vague immense, non seulement venant d’elle, mais dépendante aussi de mon acceptation à la recevoir pour solde de tout compte.

Si croire en Dieu pour certains démontre surtout la faiblesse de l’homme, si pour eux les temps sont venus de rejeter toutes les béquilles mentales aux orties, toutes celles qui font de nous des dépendants du senti-ment, alors ne croire qu’à des faits indiscutables me semble plus irréaliste encore, et me paraît représenter une sorte de schizophrénie de la sensibilité.

Toi qui a connu l’amour d’une mère, je pense que tu n’auras pas douté de l’invincibilité de la douceur de son regard posé sur toi, même lors de son «passage».

Je me souviens que la mort de mon père fut tout autre. En fait, je ne l’ai pas vraiment vécue. Je me suis seulement retrouvé un matin en face d’un cadavre couché sous un linceul. N’ayant pas revu mon père depuis de nombreuses années, il me fut difficile de faire coïncider le visage sculpté par la mort avec l’image gravée dans l’enfance. Mais je me rappelle parfaitement m’être dit face à la dépouille de mon géniteur : «Si toi, qui es mon père, tu as pu le faire, alors lorsque mon tour viendra je saurai aussi lâcher prise, te suivre et mourir. » Peut-être est-ce différent pour chacun d’entre nous ? Pour moi, mon père m’a ouvert les portes de la mort, et ma mère m’a révélé cette grâce qu’avec l’amour, la mort n’existe pas.

J’ai déjà eu l’occasion de te le dire : la description, l’ambiance, le rythme du récit relatant la mort de ton père — ce texte reste à mes yeux parmi les plus belles pages que tu as écrites.

(Marie-Hélène Fehr-Clément)

Je ne sais pour les autres mais en ce qui me concerne, il m’arrive lors de promenades, en forêt notamment, de partager la vision d’une clairière ensoleillée, le morceau lisse d’une rivière en contre-bas de la route qui reflète le bleu du ciel entre les troncs sombres des arbres, sur un fond vert d’une lumière opaline. Ces paysages’ à travers mes yeux, c’est avec Thierry Vernet, avec Czapski ou avec un autre «absent» que je les partage. Dans ces instants, ils sont autant à mes côtés qu’en moi. Je ne suis pas ce qu’on appelle un mystique, loin de là, et ce compagnonnage immatériel, à la place de m’effrayer au contraire m’apaise, comme furent apaisés les pèlerins d’Emmaüs. Comme eux, je pour-rais dire: «Mon coeur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de moi, quand « ils » m’accompagnaient ? »

Puisses-tu un jour, cher Jean-Louis, voyager à ton tour en direction d’Emmaüs. Tu sais que le chemin, aujourd’hui comme hier, passe par Chexbres, où tu es toujours le bienvenu parmi les vivants.

R. A.

Chexbres, le 2 septembre 2002

(Le Passe-Muraille, No 54, Octobre 2002)

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