Le Passe Muraille

Quai des rêveries

Inédit,

par Frédéric Rauss

C’est un quai de gare de chez nous, parfaitement tenu, sur lequel tout le monde, ou presque, se tient bien. En attendant le train. C’est le matin. Un petit matin de novembre où le froid commence à être mordant. On a sorti les gros habits d’hiver. Les gros pulls, les grosses vestes, les grosses écharpes et les gros gants. Les courbes si agréablement dessinées par les petites robes d’été sont effacées, ou se laissent juste deviner. Comme un paysage recouvert par la neige pour plusieurs mois. Les souffles font de la vapeur comme des petites locomotives. Tout le monde est bien emmitouflé. Ce qui accentue encore l’impression que chacun est dans son monde, dans sa bulle. Mâchant sa vie et la journée de travail à venir. Et c’est le quotidien qui se répète. On est tous là. L’écolier, l’apprenti, la coiffeuse, la caissière, l’employé de banque, le retraité. Oui, même le retraité. Mais lui, il a un sac à dos et des chaussures de montagne. Un gros bonnet à pompon qu’elle lui a tricoté. S’il se lève tôt, c’est pour profiter de la journée à venir et faire une belle balade. Il y a cette jeune fille aussi. Elle attend en haut de l’escalier. Arrivera-t-il à temps pour prendre le même train qu’elle ? On la sent un peu anxieuse. Mais soudain son visage s’illumine. Le voilà qui arrive en courant. Tout essoufflé. Il la prend dans ses bras. Elle passe sa main sur sa joue. C’est peut-être tout simplement ça le bonheur. En tous cas, ces deux-là forment une bulle élargie.

Deux collègues se retrouvent, comme chaque matin. Ils discutent boulot, car ils n’ont pas grand-chose d’autre à se dire. On sent que chacun préférerait pouvoir rester en-core un peu avec lui-même, ne serait-ce que pour rêvasser. Ce serait peut-être une libé-ration pour eux, si l’un osait le dire à l’autre. Mais non. Comme on est civilisé, on n’ose rien dire. On s’astreint à la courtoisie. On s’astreint souvent dans la vie. A faire des choses qu’on ne veut pas forcément faire. Mais on se laisse faire.

Et puis il y a aussi celui qui ne pense à rien du tout. Qui attend. Tout simplement.Un peu plus loin voilà les deux jeunes abrutis qui arrivent avec leur bière à la main et leur tapage. C’est chaque fois une petite violence qu’ils nous font. Parfois, un des deux camarades va même uriner sur la voie de réserve, de l’autre côté du quai. Son copain, hilare, le fait savoir de manière sonore afin que tout le monde les regarde. Mais on ne les regarde pas. Parce qu’ils nous emmerdent ces deux petits cons. Et qu’à cette heure aurorale on aimerait pouvoir les liquider de notre champ visuel, auditif, et, plus tard, si on a la malchance de les avoir en face de soi dans le train, de notre champ olfactif. Mais peut-être leur exubérance témoigne-t-elle de leur difficulté à rentrer dans le rang ? A se tenir sur ce quai si étroit. Où chacun doit pren-dre sa place. Tenir sa place. Surtout lors du passage d’un direct lancé à grande vitesse. Et cette horloge, si précise, qui marque même les secon-des. L’horaire, tenir l’horaire du dehors, tenir tout court… Pas toujours facile. Ce que la veulerie de nos deux lascars exprime certainement.Enfin la voilà, celle qui est pour moi, chaque matin, comme une petite apparition.

Un petit bonheur finalement d’être là, malgré le froid. Je la vois arriver au bout de la voie, et c’est comme une petite palpitation que je sens dans tout mon corps. Sa simple présence me donne l’impres-sion que tout s’accélère, que tout devient plus intense. Je l’observe secrètement, à la dérobée. Elle passe devant moi pour aller se poster près du distributeur automatique. Comme d’habitude. Car, sur le quai, les habitués ont leur trajectoire, toujours la même, comme les astres. Mais elle, pour moi, elle brille un peu plus. Et, comme les astres, elle l’ignore. Certains êtres embellissent votre vie à leur insu, par leur simple présence. Un visage, une démarche, un regard où se révèle une force ou une fragilité. Une manière de monter dans le train. Des petits gestes anodins qui en disent long. Ses pommettes sont un peu colorées et son petit nez rougit. D’autres l’ont-ils remarquée ? Car elle est discrète. Si discrète. Rien de tapageur dans sa tenue. Pas de hautes bottes en cuir. Non, ce n’est ni une cavalière, ni une militaire de la séduction. Au contraire. C’est une petite pâquerette que j’effeuille du regard.Depuis le quai, on voit les nuages et les montagnes qui rosissent et deviennent incandescents. Pendant que le chant du merle derrière nous déchire l’espace. Un chant si intense… On dirait qu’il commande l’aube. Que c’est lui qui, d’un coup de bec, zac, zac, découpe le ciel pour en libérer la rosée solaire qui s’écoule sur le lac.

Et je salue cette lumière qui asperge le monde de rose et d’or, vague fraîche et régénératrice. Tout semble sublimé en cet instant. Un simple volet, une ruelle, la gare. Moment miraculeux dans sa banalité même. Moment réservé aux gens du petit matin.Mais voilà le train qui entre en gare. Les quelques minutes d’attente sont finies. On va pouvoir prendre place au chaud. Ouvrir un livre qu’on ne lira pas, simple prétexte pour laisser son regard vagabonder par la fenêtre. Parfois la page est trop étroite, trop serrée, trop sérieuse pour y entrer. Tandis que le paysage, dehors…

Si c’est mon jour de chance, ma charmante inconnue viendra s’asseoir en face de moi. Peut-être qu’aujourd’hui je lui adresserai la parole. Ou peut-être continuerai-je à la regarder à travers le reflet de la vitre. Comme dans un rêve. Le monde est rempli de gens qui auraient tant de choses à se dire, qu’ils ne se diront jamais. Par pudeur. Par ti-midité. Ou tout simplement parce que c’est mieux ainsi.

Le contrôleur aux souliers noirs bien lacés s’approche de la petite boîte orange. Il va tourner la clé qui signale le départ pendant qu’accou-rent les derniers passagers (quelques baisers de trop ? un réveil en panne ?). Et le train se met en branle, longue guir-lande d’acier illuminée, qui nous emmène tous dans une autre gare, sur un autre quai. Celui qu’on vient de quitter est vide. Reste le merle et les derniers reflets de l’aube. Jusqu’au déferlement d’une nouvelle vague de passagers. Comme le ressac de la mer. Et c’est le mouvement de nos vies quotidiennes.

F.R.

(Le Passe-Muraille, no 76, octobre 2008)

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