Le Passe Muraille

Leonardo Sciascia l’écrivain citoyen

À propos de L’Affaire Moro,

par Francesco Biamonte

Au printemps 1978, aldo Moro, leader de la Démocratie Chrétienne italienne, était enlevé par un commando terroriste des Brigades Rouges, puis exécuté après cinquante-cinq jours de captivité.

Depuis, le cadavre d’Aldo Moro ne cesse de sortir inopinément des placards de la vie publique italienne (dernièrement encore, le procès de Giulio Andreotti, sénateur à vie et sept fois président du conseil, a rouvert ce pénible dossier). Et L’Affaire Moro de Leonardo Sciascia a largement contribué à ce qu’il ne soit pas permis aux fantômes politiques qui ont flotté à travers cet épisode traumatique de reposer en paix. C’est que Moro a été enlevé le matin où il s’apprêtait à se rendre à la chambre des députés pour faire approuver un nouveau gouvernement consensuel (source inacceptable de compromis et d’équivoques selon d’aucuns), ce gouvernement qu’il cousait patiemment depuis des années; et que, pour citer Sciascia, «l’absence du député Moro allait produire [à la chambre] un effet que sa présence y aurait difficilement produit, à savoir la concorde […] en vertu de laquelle le quatrième gouvernement présidé par le député Andreotti fut approuvé sans aucune discussion. […] l’absence de Moro au Parlement, son absence de la vie politique, s’avérait plus productive [pour la Démocratie Chrétienne] que sa présence. Et Pirandello dirait: Messieurs, tout le drame est là».

Ce livre, écrit immédiatement après l’assassinat de Moro, a initialement été perçu comme un essai polémique. Aujourd’hui, plus de vingt ans après, il nous apparaît comme une œuvre littéraire d’une profondeur morale peu commune.

Sciascia annonce lui-même dès les premières pages une stratégie d’écriture plus littéraire que journalistique: les événements dans ce qu’ils ont d’incroyable (l’absurdité des opérations de police titanesques mises en place pour retrouver Moro vivant est incroyable; les attitudes de la classe politique sont incroyables; l’audace et la perfection d’horlogerie de la machine terroriste est incroyable) donnent à cet épisode l’apparence d’une œuvre littéraire déjà écrite: un roman policier tragique. Sciascia se propose dès lors de la récrire à l’identique: pour l’interpréter comme une œuvre littéraire. Avec la même liberté, la même intuition, la même humanité. Dans un examen rigoureux des sources, Sciascia relève dans chaque phrase prononcée ou écrite par les acteurs du drame non seulement le propos déclaré, mais aussi: le style. Il dispose d’une faculté exceptionnelle s’agissant de comprendre la langue, la manière dont on la pratique. Il l’ausculte comme un profond révélateur du fonctionnement de ceux qui s’en servent. Je reste fasciné, lecture après lecture, par l’aptitude de Sciascia à relever dans chaque trace de discours, d’article, de conversation, de rapport de police, dans les communiqués des terroristes, dans les lettres écrites par Moro durant sa captivité à ses «amis» politiques et à sa famille, ce qui dévie, ce qui détone, et qui le plus souvent relève du style; ce qui, au-delà du sens déclaré, insinue, volontairement ou accidentellement; ce qui trahit; ce qui permet à l’intuition de développer ses enchaînements, d’explorer les fuyants maillons psychologiques et culturels de la causalité. Les intuitions tombent dans le texte avec l’évidence qu’elles ont à l’instant de leur naissance.

La pensée de Sciascia est fondamentalement littéraire. La méthode de travail est commentée par des références littéraires explicites: Poe (méthode d’investigation), Borgès (relation entre l’écrit et le réel), Pirandello (comment se lient les fils d’un drame). Une pensée littéraire, et musicale, si l’on veut, en ceci qu’on ne l’appréhende vraiment que dans sa dynamique, dans son flux inductif, déductif et associatif; les maillons de la causalité s’enchaînent à la vitesse de la pensée; les hypothèses et les interprétations sont présentées en germe, suggérées plutôt qu’exposées.

De ce travail sur les sources, on ne retire que peu de certitudes sur les faits, sur les responsabilités précises des différents personnages. Mais le sens suggéré de l’histoire, le sens de cette œuvre, est au moins aussi important que l’établissement de la vérité des faits. A la limite, il importe peu que les accablantes hypothèses qui ressortent de l’enquête de Sciascia soient justes ou fausses: l’essentiel est plutôt qu’elle pourraient bien être vraies dans ce monde; l’essentiel est que l’on reconnaisse dans L’Affaire Moro le fonctionnement de la société des hommes, sans l’ombre d’un doute. L’Histoire de Sciascia n’est donc pas celle de l’historiographie scientifique; on pourrait peut-être la comparer à l’historiographie antique, telle que pouvaient la concevoir Tacite ou Salluste: le lieu de l’examen moral de l’humanité. Et le canal formel d’expression d’une telle historiographie ne peut être que rhétorique et littéraire.

Rien de froid, jamais, dans l’enquête de Sciascia. Les lettres de Moro, ainsi contextualisées, et leur commentaire, sont bouleversants. Et jamais une once de sentimentalisme: l’intelligence et la raison maintiennent la haute dignité du discours. Et rien de vain: on avance dans l’enquête et le récit avec en point de fuite sa conclusion, connue d’avance et inéluctable: l’exécution sordide d’Aldo Moro. Qui politiquement est coresponsable: pour avoir servi et s’être servi d’une logique du pouvoir et d’un art pervers du compromis dont il devient victime. Mais qui en tant qu’être humain, et plus humain que bien d’autres, a droit à toute notre compassion. Cette compassion est la raison d’écrire de Sciascia. L’auteur a dit par la suite avoir écrit un livre plus religieux que politique.

L’Affaire permet de réfléchir humainement et sans basculer dans l’abstraction à la pénétration de la littérature pour appréhender le réel. Dans la dialectique du lire (Poe, Borgès, Pirandello, les sources) et de l’écrire, c’est sa pratique et son intelligence de la langue qui confèrent à Sciascia une acuité morale supérieure. A l’opposé d’une littérature d’évasion: une littérature d’invasion, pour occuper la réalité humaine, pour habiter l’humain, et pour qu’à son tour l’humain nous habite.

F. B

Leonardo Sciascia, L’Affaire Moro, Sellerio, Palerme 1978. Le texte italien est disponible chez Adelphi, Milan 1994.
En français: L’Affaire Moro, trad. de J.-N. Schifano, Grasset, Paris 1978, réédité en poche en 1991. Les œuvres complètes de Leonardo Sciascia en traduction française (2 vol.) paraissent actuellement chez Fayard, Paris. L’Affaire Moro devrait sortir dans le second volume au début de l’année prochaine.

 

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