Le Passe Muraille

Prodiges de Fabrice Pataut

 

À la rencontre de Fabrice Pataut, avec les nouvelles d’Un jeudi parfait et et le roman Aloysius. Lectures et entretiens.

Dans le sillage de Nabokov, le nouvelliste et romancier fait merveille. Son recueil de nouvelles, Un jeudi parfait, déploie la même étincelante originalité que les autres très insolites récits  et romans de ce magicien de l’imaginaire et du verbe, primé vivant par les Immortels et loué par Alberto Manguel le grand lecteur-découvreur, qui écrit que « le monde de Fabrice Pataut est un monde de prodiges »…

par JLK

Mea maxima culpa : je n’avais  pas lu une ligne de Fabrice Pataut avant le 20 avril 2018 à la première heure du matin lorsque, revenu à l’hôtel parisien La Perle d’une soirée arrosée quoique sans excès anesthésiant, les bras chargés de douze livres que m’avait offerts l’éditeur Pierre-Guillaume de Roux, je commençai de lire Un dimanche parfait dont la première nouvelle, curieusement intitulée Coups de feu et pommes de terre,me saisit illico au collet dès sa première page pour ne pas me lâcher avant de s’achever; et rien d’étonnant à ce tilt-surprise initial pour autant que soit précisé que le début de ce dialogue entre un double meurtrier et une psychothérapeute nous apprend que le premier homicide (plus exactement gynocide)  commis, de façon quelque peu involontaire, par le protagoniste, fut d’avoir révolvérisé sa mère à l’âge de trois ans dans un supermarché américain, avant que la sœur aînée du criminel, décidée à en établir l’innocence, dix ans plus tard, ne subisse le même sort au motif qu’un acte ne saurait s’édulcorer par une tierce volonté même bonne…

L’immédiate ironie de cet échange positif et même constructif,  comme on dit, entre un meurtrier assumant ses actes et une professionnelle de l’écoute cherchant à en comprendre les motivations, n’a donc pas manqué de piquer ma curiosité au vif, au point que je profitai du confort moelleux des oreillers de La Perle (hôtel de la rue des Canettes dont chacune et chacun se rappelle qu’il fut acquis par la bienveillante Céleste Albaret, gouvernante de Marcel Proust,  au lendemain de la mort de son adorable et despotique patron), pour lire les seize autres nouvelles du recueil avant le lever du jour sur les toits avoisinants entre lesquels s’aperçoit le double clocher de l’église de saint Sulpice.

Trois fenêtres ouvertes sur un dédale  

La deuxième nouvelle du recueil Un jeudi parfait évoque la punition, de mort, d’un brave homme qui a eu le toupet de toucher, d’un doigt sacrilège, le veau d’or biblique fameux, et Fabrice Pataut rend bien l’ambiance fumigène du paganisme et les rigueurs incessamment révoltantes de l’observance des rites que les intégristes actuels perpétuent un peu partout, mais  c’est surtout la troisième nouvelle – qui n’en est pas tout à fait une à l’aveu même de l’auteur -, intitulée Trois fenêtres, à laquelle il faut revenir pour commencer d’entrevoir les diverses lignes de fuite du grand Labyrinthe que constitue l’univers narratif de l’auteur.

Trois fenêtres pour distinguer «la différence entre les vies audacieuses et les vies manquées». La première donne sur un jardin en enfance, à Neuilly, avec la vision héraldique d’un dalmatien et le souvenir d’une protection féminine – cette fenêtre, ouverte sur l’inconnu, qu’on franchissait en douce plus volontiers qu’une porte. La troisième fait face à la forêt de buildings de New York, d’où le narrateur envoie des lettres à une amoureuse, donc avant le trop immédiat SMS.

Et la deuxième ? la plus décisive sans doute en termes de mue existentielle : une fenêtre en la parisienne île Saint-Louis où le studieux étudiant en philosophie reçoit une invite , avec contrat à signer, dans une faculté californienne aux maîtres prestigieux; bascule d’une vie aventureuse pour l’esprit et le jogging, mais vision aussi de la vie manquée, d’un ami tiraillé entre deux genres, ce Michel sensible, compère lycéen qui rendit l’âme (et le corps avec ) dans un train de nuit entre Salamanque et Paris, à l’âge de cueillir les roses…

Or, des fenêtres  de cette nouvelle qui-n’en-est-pas-une , comme d’un cristal réfractant, mille rayons se projetteront  en autant de lignes thématiques : sur le jeune héros aux multiples avatars et doubles mimétiques, les oscillations affectives et sensuelles, les filiations propres ou figurées,  les trous noirs de la grande Histoire dans l’espace-temps de nos vies fugitives ou inversement, l’enfance intransigeante et les transits du cœur – autant de nouvelles à l’obscure clarté et de romans non moins énigmatiques évoquant souvent les détours au terrier d’Alice.  Et Nabokov là-dedans ?

Tout un univers à reconquérir

Le lyrisme de Puccini,  souvent snobé par les spécialistes, ne vaut-il pas en sensibilité complexe les projections complications admirables d’un Schönberg ? Je ne réponds, pour ma part, qu’en chantant par cœur des airs entiers de La Bohème ou de Tosca, tandis que « réciter » du Schönberg est au-dessus de mes forces, autant que  résoudre les problèmes d’échec de VladimirNabokov.

Dans Un jeudi parfait, Fabrice Pataut évoque la prétendue opposition/rupture entre Puccini et Schönberg, comme on pourrait l’imaginer entre le roman classique (Balzac. etc,) , le Nouveau Roman et  les narrations postmodernes auxquelles d’aucuns rattachent Nabokov.

Or un grand écrivain,  comme un grand peintre (Cézanne contre les bôzarts), échappe à ces classifications en sortant par la «porte» de la fenêtre enfantine, et c’est là, dans la clairière de ce qu’on peut appeler la poésie, qu’un Fabrice Pataut rejoint le grand maître facétieux du Montreux-Palace sans chercher jamais à l’imiter, le citant pourrant «en creux» dans le grand roman Reconquêtes.

Parlons alors de Reconquêtes, non sans deux allusions à Aloysius et au chat qui parle, cousin du Tobernory de l’impayable Saki, puis au charmant William du roman Tennis, socquettes et abandonmangeant ses trop beaux habits dans une vertigineuse quête de soi

Il faudrait passer par la ligne « pensée » de Degas, et donc par l’intelligence de Valéry, pour évoquer, plus que raconter, les romans de Fabrice Pataut dont partent ou souvent aboutissent les nouvelles de Pataut Fabrice.

Aloysius(2001) est un diabolique roman minorquin, donc hispano-anglais, qui se situe temporellement à la fin  de la guerre d’Espagne.  Aloysius est un garçon charmant, surtout charmeur narcissique, mais c’est un faux révélateur, comme Lolita charmante et charmeuse est révélatrice en son charme toc. La lectrice et le lecteur brûlent d’y aller voir. Allez !

Ensuite il y a donc Tennis, socquettes et abandon (2003), deuxième roman : rien à voir avec le précédent, quoique.  Comme du génial Feu pâle de Nabokov je dirais de ce roman que c’est une espèce de poème, ici  à la jeunesse éperdue, du côté des enfances qui se rêvaient épiques et sont tombées sur l’os des micmacs adultes.

Sur quoi l’on passe (en 2011) à cette grande chose que représente Reconquêtes, extravagante évocation de l’Amérique dont l’hyperréalisme le dispute au rêve éveillé. Il y est question d’une digne dame américaine, dont le contour de la propriété correspond exactement à celui des Etas-Unis, et qui décide d’acheter l’Alaska (donc   au nord du « jardin ») à un Russe exilé au prénom de Vladimir (suivez mon regard…)  avec la collaboration de deux agents immobiliers amis de jeunesse, à la fois gémeaux et rivaux  comme les deux jeunes prostitués de Valet de trèfle et les deux Aloysius (le vrai et le faux) du premier roman éponyme – vous suivez le discours du tour operator ?

On cherchera en vain la moindre allusion directe, dans les nouvelles et les romans de Fabrice Pataut, aux romans et aux nouvelles de Nabokov, même si la malice sardonique de Lolita  ou l’innocence incestueuse des jeunes amants d’Ada ou l’ardeur trouvent des échos poétiques dans le roman  En haut des marches (Seuil, 2007), évoquant le transit quasi transparent d’un transgenre, et dans maintes dérives sensuelles ou sexuelles.

À ce propos, je ne connais aucun auteur contemporain  qui parle, comme Fabrice Pataut, de ce qu’on appelle le sexe ou de ce qu’on dit la politique, et là encore il me semble s’apparenter avec Vladimir Nabokov par sa profondeur mélancolique et sa pénétration de sentiments, sous couvert de constante invention littéraire.

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La douce folie d’un sage

Chacune et chacun, en mal de curiosité documentaire, peut apprendre plus précisément qui est Fabrice Pataut «à la ville» en consultant la notice que Wikipedia lui consacre en toute transparence. Les lecteurs de nouvelles aussi folles que Kipling, sur laquelle s’ouvre le grand recueil intitulé Le cas Perenfeld, ou de romans aussi dingues que Tennis socquettes et abandon, ne manqueront pas de s’étonner du fait que cet écrivain si versé dans l’irrationnel fantaisiste et  les fantômes, fantasmes et autre fantasmagories puisant au tréfonds du subconscient, à l’imagination  frottée d’affectivité maladive et de poussées oniriques, soit à la fois un très digne chercheur cravaté, spécialiste reconnu dans les sphères académiques pour ses travaux sur la philosophie du langage et des mathématiques.

Or quoi de vraiment étonnant à cela si l’on y réfléchit à deux fois (réfléchissez toujours à deux fois avant de vous tirer une balle ou d’épouser votre directeur de thèse ou votre concierge kosovare ) en se rappelant qu’un Vladimir Nabokov fut à la fois l’interprète éclairé des errances de Nicolas Gogol, l’époux prévenant  d’une Russe juive et le plus rigoureux lépidoptériste ?

De même Fabrice Pataut passe-t-il, après chasses et cueillettes un peu foldingues, comme en enfance, au travail minutieux du polissage des petits cailloux de Poucet et à l’établissement de minutieuses nomenclatures.

On ouvre Le Cas Perenfeld pour lire,  à la page 329, une Table périodique des thèmes des quarante-cinq nouvelles réunies dans ce grand recueil, dont les  titres (Amour, Cannibalisme, Echec, Exil, Frères, Mère et fils, Mode, Perte de temps, Paris,  Prostitution, Rituels, Yiddishkeit, etc. ) renvoient à autant de titres de récits, dont l’origine de chacun est  décrite en fin de volume…

Or cette espèce de folie littéraire, qui rappelle les inventaires de Perec ou de Cortazar, n’exclut pas ici une sorte de sagesse infuse, qui procède d’une tendresse diffuse, irradiant bonnement une lecture vécue comme une exploration…

Lecture difficile ? Pas plus que celle de Nabokov, mais  sûrement exigeante. Rien de froidement cérébral, mais rien non plus de tout cuit ou de pré-mâché. Chaque mot compte, se savoure, interroge et parfois révèle.   Ouvrez la fenêtre et c’est là : ce que vous voyez vous regarde !

Retour sur Aloysius

Aloysius est une construction magistrale, qui s’enroule autour du lecteur et dévoile progressivement et avec une grande virtuosité les pièces de l’histoire et les liens unissant les personnages.

Mais, avant de reconstituer ce puzzle, Fabrice Pataut nous entraîne sur de nombreuses fausses pistes dans ce roman de l’imposture et de la duplicité, nous montrant par l’exemple combien il est difficile de distinguer le bien du mal.

Dans la première partie, le Diable conte au narrateur la chronique familiale et l’enfance d’Aloysius en ces derniers jours de Mars 1939, au moment où finit la guerre d’Espagne. Les franquistes débarquent alors à Minorque et massacrent des Républicains avec une extrême cruauté, pour l’exemple. Aloysius, jeune héritier de la famille Nelson-Sintes est alors recherché ; il va prendre la fuite en compagnie de son chat Verlaine ….

Quelque quarante ans plus tard, juste après la disparition de Franco, Aloysius, enfant disparu en mer puis exilé en Allemagne au moment de la guerre d’Espagne avec des complicités nazies, vit maintenant à Barcelone sous une autre identité. Les souvenirs lui reviennent et il va régler ses comptes.

« Méphisto était venu troubler mon esprit, casser la rigueur et la discipline difficilement acquises et chèrement payées après l’effroi de l’abandon. Dolores m’avait rendu mon calme et voilà qu’Aloysius revenait maintenant en chair et en os. J’avais connu, moi aussi, le coucher de Maria-Christina, son parfum, le grain de sa peau et la douceur de ses baisers, mais je n’avais eu ni l’occasion ni la force de les laisser parler lorsque j’étais loin d’elle. »

L’imposture est-elle celle de l’histoire ou celle de la littérature ? Aloysius est une leçon d’histoire sur la guerre d’Espagne mais aussi une leçon sur la façon de raconter des histoires, et le rapport entre le récit et la réalité, a la manière du théâtre de noyaux d’olives que lady Blemley, la mère d’Aloysius, joue à la table du déjeuner de famille.

« Le Noyau s’était emparé de l’esprit d’Esther sur l’instant ; le Petit Monde de l’Olive du Mercredi avait pris le dessus, fier et compact malgré le désintéressement général. Elle allait désormais gratifier d’un prénom tiré des Vagues ce qu’Edward vouait le plus normalement du monde à l’oubli, grande prêtresse de l’animisme végétal en lutte contre l’indifférence civilisée.

(MarianneL)

 

ALOYSIUS OU LES JEUX DE LA FICTION

Entretien autour d’un premier roman

avec Marie-Caroline Saussier

L’entretien avec Marie-Caroline Saussier est paru en 2001 dans la revue en ligne Manuscrit.com à l’occasion de la publication d’Aloysius (Buchet/ Chastel, 2001). Il est reproduit ici avec quelques modifications dans les réponses.

Fabrice Pataut est l’auteur d’Aloysius, premier roman comme il est rare d’en lire. Loin des autofictions et de l’ethnocentrisme habituels, Aloysius, l’histoire d’une imposture et d’une substitution d’identité, nous emmène de l’île de Minorque, le jour de l’invasion des troupes franquistes, à l’Espagne contemporaine, avec pour compagnon de voyage un chat qui parle, prénommé Verlaine. Aloysius, mené comme un roman policier et servi par une écriture dense et un imaginaire foisonnant, entraîne son lecteur dans les jeux d’une fiction diabolique.

Marie-Caroline Saussier: – Comment êtes-vous passé de la nouvelle au roman ?

Fabrice Pataut– Certaines nouvelles sont assez complexes et j’aurais pu les concevoir et les développer comme des romans ; elles auraient pu donner lieu à des textes plus longs. D’autres, en revanche, sont vraiment composées comme des textes courts, ramassés. Certaines se rapprochent plutôt du poème en prose. L’idée, avec Aloysius — si idée il y a — était de construire quelque chose de plus complexe qui ait une trame et un volume romanesques.

-Quel a été le premier moteur de l’écriture : l’histoire ou la construction en miroir ?

Le premier moteur, ce sont les mots. Je n’avais pas la construction entièrement en tête au départ. Elle est venue petit à petit. La seule chose que j’avais très précisément en tête était la chute de la première partie et l’idée générale de l’imposture et de la substitution d’identité, sans pour autant avoir un aperçu concret de ses modalités. Quand je parle d’idée générale, j’en parle en un sens très matériel. Je parle d’effluves, de reflets, d’ombres, de gestes et de postures et, bien sûr, de prosodie. Le reste est venu à moi d’une manière finalement plutôt hasardeuse.

Le livre suggère des pistes qui restent parfois en l’état, qui ne sont pas développées. C’est quelque chose que j’aime dans les romans : qu’il y ait des éléments qui ne servent à rien. Une fois que j’ai eu la première partie en main, la deuxième s’est construite d’elle-même comme un reflet de la première, quasiment chapitre par chapitre. J’ai retravaillé avec l’éditrice, Pascale Gautier, des questions d’équilibre et de proportion. Puisque l’histoire est complexe et que ses éléments sont emboîtés les uns dans les autres, il s’agissait de remettre certains d’entre eux à la bonne place.

Tout, dans Aloysius, joue sur un principe de rétention d’information. Il faut qu’il y en ait assez pour que le lecteur ait envie de continuer, mais pas trop pour éviter qu’il ne soupçonne trop bien quelle est la clé de l’énigme. Le fil rouge ou la trame de fond est aujourd’hui beaucoup plus visible qu’elle n’était au départ. C’est tout le problème des textes où l’on joue sur l’idée qu’on va tarder à donner la clef et qu’il faut patienter, parce qu’une fois qu’on l’a donnée, il n’y a pratiquement plus rien à dire si ce n’est des choses un peu triviales. Si l’histoire est longue, il faut quand même tenir l’attention du lecteur jusqu’au bout. J’avais conscience de cette difficulté en écrivant Aloysius, mais bon, je ne suis pas, tant s’en faut, un auteur de thriller. C’est dommage, d’autant plus que quand on est penché sur son propre texte, on est souvent victime d’un effet de loupe, on s’attache aux détails et il est parfois difficile d’avoir une vue d’ensemble. C’est là que le rôle de l’éditeur est essentiel. La loupe… c’est traître.

-Quand vous avez retravaillé avec l’éditeur, est-ce que ses critiques vous ont été désagréables?

Ah non ! Pas du tout ! Personne n’est omniscient à propos d’un texte, pas même l’auteur, au contraire. Je crois que le tout est de sentir que les critiques vont dans le sens du texte. L’éditeur peut aussi, si c’est un mauvais éditeur — il y en a —, corriger dans un sens contraire ou s’égarer. Il faut, et c’est le plus difficile, que l’auteur et l’éditeur aient une vue commune de ce que doit être le texte en fin de parcours. C’est une chose difficile à envisager parce qu’il y a souvent plusieurs chemins possibles et qu’un roman n’est jamais entièrement fermé, pas avant que des décisions autoritaires aient été prises.

Il y a bien entendu des coupes et des modifications que je n’ai pas acceptées. L’éditeur, dans ce cas, doit laisser faire et comprendre qu’une coupe n’est pas nécessaire, qu’elle est même nuisible. Mais c’est aussi la responsabilité de l’auteur d’expliquer à son éditeur pourquoi il ne peut pas, ou ne veut pas — c’est la même chose — corriger tel ou tel élément.

Pourtant… parfois c’est impossible. C’est comme lorsque vous discutez avec la maîtresse d’école et qu’il vous faut lâcher parce que, finalement, c’est elle qui a raison, bien que vous n’ayez pas envie d’entendre que votre petit est un affreux garnement. Je crois qu’avec son livre, on a le genre de sentiment qu’on a avec sa progéniture. Il est difficile d’admettre que le paragraphe qu’on a travaillé des centaines de fois est défectueux. Si l’éditeur a raison, il faut s’y remettre. Comme avec ses enfants, il faut être à la fois injuste avec la maîtresse et indulgent avec le petit, corriger en sifflant un air de chasse, être soi-même un garnement.

 –À combien d’éditeurs avez-vous envoyé votre roman?

Une quinzaine. J’ai reçu des lettres de refus remarquablement stupides et aussi des lettres de gens déroutés qui me recommandaient d’autres éditeurs comme on recommande une auberge. Les petits éditeurs prennent les décisions eux-mêmes ; les directeurs de collection qui travaillent pour les grandes maisons voient mal le texte qu’ils apprécient défendu dans un certain contexte, etc… Ils mentent peut-être, ou alors restent au chaud à l’office. Il faut un éditeur qui sache défendre le livre, soit un petit avec une énergie sans fin, soit un directeur de collection qui ait du poids.

Le rapport le plus vrai et le plus touchant que j’ai eu avant d’être publié chez Buchet/Chastel, ça a été avec Hector Bianciotti. Je lui ai envoyé le texte parce que j’aime beaucoup Le Traité des saisons, le style, la langue. Je me suis dit que ça devait lui plaire, qu’un Argentin ne pouvait passer à côté. Il m’a appelé. Nous nous sommes vus deux fois dans son bureau chez Gallimard. Il était charmant, avec un magnifique regard bleu ciel, une cravate en tricot de soie et des pantoufles en velours monogrammées. Il m’a dit « Vous voyez, je suis ici un peu comme chez moi. » Ça ne s’est jamais fait.

 –Comment réagissez-vous par rapport à l’objet fini maintenant qu’on trouve le livre dans les librairies ?

C’est un objet objectif, tout à fait extérieur. Le livre est soumis au public. Il a une couverture. Il y a beaucoup de gens mal intentionnés et d’indifférents qui circulent en liberté, etc. Bon. Malgré tout, le livre a sa vie propre. Je ne nierai pas qu’il y a des éléments du texte qui risquent de réapparaître ailleurs, tout comme certains ont déjà fait surface dans les nouvelles. Un bon nombre d’entre elles ont été publiées l’an passé traduites en portugais (As Ostras e Outros Contos, Livros do Brasil, 2000). Dolores apparaît dans Cinq portraits de Lol, un beau livre illustré par Gilles Ghez (URDLA, 1991). On trouvera par ailleurs un poème du grand-père putatif d’Aloysius dans un recueil de poésies consacrées au dandysme, que j’ai rassemblées et préfacées pour la revue Poésie 1 à la demande de Jean-Marc Debenedetti (« Poésie et dandysme », Poésie 1, n° 25, mars 2001, Le Cherche midi éditeur).

C’est pour moi une manière de créer une filiation fictive qui rattache Aloysius à d’autres éléments, eux-mêmes fictifs et circonscrits par l’écriture. Ou, si vous préférez, c’est une manière de donner à l’histoire une réalité extérieure au livre, un poids, un espace neuf hors de l’espace clos du roman, une généalogie.

C’est un peu schizophrénique.

C’est une manière de percevoir des absences, de combler des manques, de créer un univers de toutes pièces. Aloysius, le livre, sera présent en chair et en os dans un roman à venir publié par Buchet/Chastel.

Comment réagissez-vous par rapport aux articles de presse qui sont élogieux ?

C’est très agréable de les lire. Il faut être lu. Les bons articles donnent un effet de réalité très satisfaisant. Et puis il arrive qu’un article mette le doigt sur quelque chose qu’on avait pas vu soi-même ou qu’on avait seulement pressenti. Quoique, si j’y pense, je ne vois rien de très convaincant qui aille dans ce sens là. Il y a surtout l’impression curieuse mais pas tout à fait déplaisante que quelqu’un que vous ne connaissez pas s’est introduit chez vous sans demander la permission, mais quand même avec des intentions louables.

Est-ce que vous avez l’impression que vous changez d’identité, que vous devenez un écrivain quand vous passez de la philosophie à l’écriture d’un roman ?

 –La philosophie et la littérature sont très différentes par nature. Elles font appel à des ressources et à des capacités qui ont peu de chances de coopérer. Dans mon cas, je ne vois aucun pont entre les deux. La littérature est bien sûr plus personnelle, mais je ne crois pas que le faire remarquer nous dise grand chose. Avec Aloysius, je vais dans le sens d’un univers complet, clos, un univers fait de mots, et qui pourra ou non susciter des émotions chez le lecteur, raviver des souvenirs, soulever le cœur ou motiver la réprobation.

Dans ce roman, je me suis donné les moyens de donner une voix à des êtres fictifs sans être toujours dans ce qu’on appelle — assez faussement, je crois — la peau des personnages. J’aurais bien sûr pu me demander « Une femme aurait-elle vraiment réagi comme ça ? », « Un enfant dit-il ce genre de choses ? » Il y a toujours une grande part de manipulation ; cela fait partie du jeu de la fiction. On raconte l’histoire d’un personnage — disons Aloysius puisque nous y sommes — pour avouer que son histoire aurait pu être différente. Qui est le personnage authentique ? Celui qui dit et fait ce qui est écrit dans Aloysius. Le reste n’est pas de mon ressort.

Et puis il y a une réflexion sur la fiction enchâssée à l’intérieur de la fiction, qui s’appuie sur une lecture de Proust. Ça complique un peu les choses… enfin… ça les complique à vrai dire considérablement. C’est peut-être dommage. J’en suis pourtant ravi. Tiens, il faut que j’écrive là-dessus.

 

 

 

 

 

 

Fabrice Pataut. Un Jeudi parfait. Nouvelles. Pierre-Guillaume de Roux, 2018.

Autres nouvelles de Fabrice Pataut : Trouvé dans une poche. Buchet-Chastel,  2005, prix de la Nouvelle de l’Académie française ; Le Cas Perenfeld, Pierre-Guillaume de Roux, 2014.

Romans : Aloysius, Buchet Chastel, 2001, réédité au Rocher en 2009 avec une préface d’Alberto Manguel ; Tennis, socquettes et abandon,  Buchet-Chastel, 2003 ; En haut des marches, Seuil, 2007 ; Reconquêtes, Pierre-Guillaume de Roux, 2011 ; Valet de trèfle, Pierre-Guillaume de Roux, 2015.

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