Le Passe Muraille

Prose papy

INÉDIT

Par Antonio Rodriguez

Il est temps que tu comprennes, petit : on commence par sortir tes trois kilos d’entre les jambes, tranchant sous lumière crue et atmosphère froide le cordon bleuté qui te relie à la rêverie amniotique, puis on te retire le sein sur lequel tu t’endors une fois repu, mais ce n’est rien, car c’est bientôt le pouce ou la tétine qu’on t’interdit, parce que tu es grand maintenant ; après, vient la main de ta mère lorsqu’elle t’accompagne à l’école – oh, comme tu pleures fort, petit ! –, mais il faut t’habituer, parce que la main, ce n’est rien, c’est bientôt la mère tout entière qu’on t’enlève et ton père tout entier… alors, petit, tu te réfugies dans l’amitié, mais c’est la foire d’empoigne les amis, ils te verraient crever qu’ils diraient encore « je savais que j’étais meilleur que lui », et les amis, si tu n’y prends pas garde, ils te piqueraient tes amours, ta mamelle de secours, ta mamelle d’urgence, avec tes enfants et tout ton sang, car tu sais, petit, un divorce, ce n’est pas facile à gérer, mais il faut t’habituer, parce que ce n’est rien, c’est bientôt de la vie tout entière qu’on te sèvre… papy… et maintenant tu es mourant… articule, on ne comprend pas… nous, on était justement en train de se dire qu’il était temps, parce que tu nous fatigues avec tes drôles de bruits et ton regard effaré, allez avance, papy, tu es simplement en train de sevrer toute ta vie, sans même savoir pourquoi, alors avance…

II

Ces rires et ces cris, ces menaces et ces rejets, ces déceptions et cette fierté grandilo-quente, c’est une famille, mais nous ne le savons guère avec notre fécondité à 1,42 d’Occidentaux civilisés qui vivent quatre-vingts ans et seraient prêts à mettre la planète en vrac pour se payer cinq ans de plus, quelques cheveux au vent, des taches sur la peau et le soleil qui ride, pour fi-nalement se retrouver seul, à râler technologiquement secondé – déglutis papy, tu crèves ! –, et aucune descendance autour, simplement des vieux, de rares amis, qui regardent ce qui les attend, mais plus un enfant qui joue entre les machines, à qui on dirait « arrête ! », « touche pas ! », « tiens-toi bien ! », une chose vive qui regarderait le vieux comme un être puant, pas beau, à aimer mais qui doit mourir maintenant, pour laisser la place, au lieu de cette bande de lâches qui s’accrochent à la banquise, en se demandant combien de temps, combien de temps…

III

Tandis qu’ailleurs dans l’hôpital, on célèbre les cou-rageux trentenaires qui se lancent hésitants dans l’aventure, sacrifiant du temps, des loisirs, pour des cris et des rires justement, en passant des mois à essayer, stimulant les tuyaux, avec baise médicalement assistée, pour sortir non pas un humain, mais une sorte de miracle, après tant de dou-leurs, et contemplent la chose – à peine si on peut la toucher la chose –, bombardée de médicaments, menacée par tout ce qui s’appelle la vie : microbes, acariens, traumatismes, qui risquent de cabosser la pe-tite perfection ; alors qu’on la lance d’emblée dans la Grande Compétition pour en faire voir aux autres parents avec ce bolide, un grand nom, vite ! la célébrité, vite ! parce qu’il faut leur trouver une justification à ceux qui ont tout sacrifié, à ceux qui sont épuisés, d’un coup si vieux, en un rien de temps, à supplier qu’on les regarde, qu’on s’occupe d’eux, car c’est la moindre des choses avant que tout ne s’éteigne – il fait sombre déjà, les étoiles apparaissent, où sont-ils ? – restant seul avec des souvenirs confus et personne pour souhaiter la bonne nuit, papy, parce que voilà, papy, c’est fini.

A.M.

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