Le Passe Muraille

L’Apollon de l’EPAHD

Nouvelle inédite de Philippe Banquet.

 

 

Il avait fallu se résoudre à placer ma mère dans un EHPAD. Ce mot, acronyme d’apparence anodine, « Établissement Hospitalier pour Personnes Âgées Dépendantes », évoquait en moi un concentré de misère humaine. Je me sentais rejeté dans la catégorie infamante de ceux qui se débarrassent de leurs vieillards devenus encombrants, comme on laisse l’été au bord d’une route un animal d’une compagnie désormais superflue.

Nous nous étions promis, mes sœurs, mon frère et moi, de ne jamais en arriver à cette lâcheté, persuadés que notre mère ne supporterait pas plus de quelques jours l’abandon de son indépendance, même devenue plus théorique que réelle ces dernières années. « Elle en mourra » assurait l’une, « Elle se jettera par la fenêtre », s’exclamait l’autre, « refusera de manger jusqu’à succomber », convenait-on. Sans me joindre à ce concert d’une tonalité si affirmative, j’étais révulsé à l’idée de ma mère prise aux mailles serrées d’une collectivité.

Pourtant, un matin, ma sœur aînée retrouva maman chez elle, assise par terre au milieu du couloir qui menait à sa chambre, en chemise de nuit, hagarde et perdue. Elle ne reconnaissait plus rien, ni les meubles choisis vingt ans auparavant avec son ex-époux, ni les tableaux accrochés au fil du temps, ni même son lit qui l’attendait à quelques pas, visible à travers l’embrasure de la porte. Ce foyer tant chéri, supposé la protéger du monde et assurer la quiétude de ses racines, ce chez-soi garant de sa dignité n’avait littéralement plus aucun sens. Ses yeux bleu sombre fixaient ma sœur, regard mêlé d’effroi et de reconnaissance, comme apercevant une bouée familière dans l’obscurité d’un océan déchaîné.

Il fallut admettre l’évidence : maman ne pouvait plus vivre seule. Après quelques jours de recherches de solutions, de discussions téléphoniques – nous habitions loin les uns des autres – d’études de budgets, de constructions financières instables qui ne tardaient pas à s’effondrer, de sacrifices absurdes rejetés par les autres dès que l’un s’y projetait, « je vais la prendre à la maison et renoncer à mon emploi », « c’est insensé, tu ne tiendras pas trois mois », commença la ronde des établissements de la région où vivaient ma sœur aînée et ma mère. Chaque soir, Sylvie nous envoyait un compte-rendu maussade ou excédé par mail : trop lugubre, trop cher, complet.

Elle m’appela un soir, la voix vibrante, pour me décrire enfin un endroit satisfaisant à nos critères fondamentaux : accueillant, de taille humaine, pas trop éloigné, tarif raisonnable. Une place venait de se libérer, qu’il s’agissait de réserver dès que possible.

C’est ainsi que Jeannine, notre mère, ma chère maman, fit son entrée à l’EHPAD.

***

Je dus patienter deux semaines avant de pouvoir prendre quelques jours de congés et organiser un séjour dans la nouvelle ville de résidence de ma mère. Esther avait tenu à m’accompagner, autant pour me soutenir que par attachement à cette femme dont elle appréciait l’indépendance d’esprit et l’humour.

Humour et indépendance d’esprit ; je me demandais ce qu’il allait en subsister, maintenant que Jeannine était officiellement classée Personne Âgée Dépendante, et même plus précisément dans la sous-catégorie Unité Fermée, Alzheimer et assimilés.

Alzheimer. Le terrible mot est lâché. Je tourne autour depuis le début du récit, j’ai résisté tant que j’ai pu, mais le voici sous mes doigts. Ma maman, ma mère, perd la mémoire ; peu à peu, par morceaux qui se détachent d’un coup et s’engloutissent dans les profondeurs, son esprit se désagrège. Les mots sortent de sa bouche en désordre, attirés les uns par les autres ou les uns à la place des autres, selon des logiques obscures, parfois proches de la poésie, parfois aberrantes ou choquantes. Les informations fournies par ses sens heurtent son esprit, devenu incapable de les interpréter correctement mais qui s’obstine à en proposer des significations, aussi absurdes soient-elles. Pourtant, dans ce labyrinthe où elle déambule et qui nous est inaccessible, elle reste elle-même, Jeannine, indomptable, intransigeante et si fragile. Il me suffit d’entendre sa voix au téléphone, étrangement forte, pour retrouver les accents et les intonations de sa tendresse ; ma mère est toujours là, quelque part, intacte.

La maladie progressait par lents paliers. Entre chaque dégradation des mois s’écoulaient, avec des retours en arrière ou des pics, des calmes plats et des grains momentanés, une navigation dans un brouillard plus ou moins dense, éclairéd’accalmies, obscurci de tempêtes. Maman restait capable de vivre seule, même si au fil du temps ses activités quotidiennes avaient été transférées à d’autres personnes, auxiliaires de vie, infirmières et, surtout, ma sœur aînée qui s’en occupait quotidiennement. Sans elle, il y a longtemps que ma mère aurait dû quitter sa maison.

Je venais voir maman de loin en loin, essayant de ne pas rester plus d’un mois ou deux sans la visiter. A chaque séjour, je la retrouvais à la fois différente et semblable. Son sourire demeurait lumineux, ses yeux parfois s’égaraient, comme ceux d’unenfant perdu qui ne comprend pas ce qu’il voit, mais ils retrouvaient à d’autresmoments cet éclat à la fois lucide et bienveillant qui avait accompagné toute ma jeunesse. J’avais l’impression de la voir à travers un téléobjectif, dont l’extrêmesensibilité ne cessait de la noyer dans un halo flou, indistinct, d’où ne ressortait qu’undétail frappant de netteté ; et, par instants, elle réapparaissait dans l’intégralité de son apparence, comme ressuscitée.

Quel que soit son état du moment, même quand elle se prostrait, figée de panique, incapable de la moindre réaction face à une situation imprévue, même quand elle me demandait comment enfiler une chemise ou s’il fallait vraiment s’encombrer de chaussures pour aller dehors, toujours je gardais la sensation, l’émotion et la conscience d’être avec ma mère, ma maman unique, relié à elle par un amour d’une évidence absolue.

***

Pour notre premier contact avec l’EHPAD, Sylvie avait tenu à nous accompagner. Elle nous avait expliqué en détail la situation, nettement plus favorable qu’elle avait pu l’anticiper. Par un coup de chance que je ne pouvais m’empêcher d’attribuer à la légendaire « baraka » de ma mère, presque corollaire dans mon esprit à son énergie de vivre, nous avions bénéficié d’une place disponible dans l’un des meilleurs établissements de la région. Il s’agissait d’une maison de retraite, incluant un département pour les personnes dépendantes. Ce dernier accueillait onze pensionnaires, presque exclusivement des femmes, au sein d’un bâtiment moderne, de plain-pied, organisé autour d’un patio lumineux et agrémenté d’un jardin gazonné et arboré, où s’ébattaient un chat et un petit chien. Ma mère disposait d’une chambre individuelle spacieuse, mes sœurs y avaient installé quelques-uns de ses meubles et bibelots, ainsi que des panneaux de photos. Seuls le lit d’hôpital et le fauteuil roulant manifestaient le contexte médical dans lequel elle évoluait désormais.

Les premières semaines s’étaient déroulées sans encombre. Jeannine la rebelle s’était fondue dans le groupe des patientes, partageant sans protester les repas et les activités dans la grande salle commune. Sylvie la trouvait plus détendue que les derniers temps chez elle, libérée de l’angoisse d’être isolée dans un environnement qui lui échappait de plus en plus.

Et nous voici tous les trois franchissant le portique d’accès au bâtiment. En ce mois de mars, ciel bleu limpide,  soleil timide, la lumière lustre le vert du gazon et des feuilles, les arbres arborent quelques bourgeons à peine colorés. Le long de la façade, installées dans des sièges d’osier ou des fauteuils roulants quelques personnes âgées profitent de la température clémente. Nous montons l’allée sous leurs regards intéressés, le jeudi n’est pas un jour de visites familiales. En arrivant à leur hauteur, nous les saluons courtoisement et beaucoup nous rendent notre salut. Je remarque un monsieur aux cheveux blancs éclatants, bien droit sur son siège, visage au charme accentué d’une fossette à la Kirk Douglas. Il me semble que son regard détaille fugitivement la silhouette d’Ester, qui lui retourne un franc sourire.

Une fois dans les locaux, nous suivons un couloir aboutissant à une porte verrouillée. Sylvie tape le code et nous pénétrons dans une vaste pièce, garnie de tables et de chaises, une sorte de réfectoire où sont assises une dizaine de personnes. Parmi elles, dans son fauteuil roulant, ma mère.

Dès qu’elle aperçoit Sylvie, son regard s’anime et elle sourit. Je m’approche, me penche pour l’embrasser et j’entends sa voix grave et un peu enrouée prononcer mon surnom d’enfance : « Ah, mon Bibill ! » Elle a retrouvé son fils, et moi j’ai retrouvé maman.

Comme un désastre pressenti qui ne survient pas, un mur abrupt qui se révèle n’être qu’un brouillard ténu, je suis tout à coup libéré par cette réalité plus forte que les mauvais présages. J’embrasse maman, sa peau tiède sous mes lèvres renoue le fil de notre complicité ancienne.

Nous sortons dans le jardin. Je pousse le fauteuil de maman jusqu’au banc de bois au milieu de l’allée. Elle s’extasie devant la beauté d’un petit arbre, en face d’elle. Elle pousse des exclamations de ravissement, remerciant le monde de lui offrir « tant de jolies choses ! ». Un modeste cerisier orné de quelques bourgeons d’où pointent des fleurs en flammèches suffit à son bonheur. Et notre présence la conforte dansl’opinion qu’elle exprime « d’avoir tellement de chance de pouvoir profiter de moments aussi merveilleux ».

***

Nous sommes partis pour une courte promenade en voiture. J’ai roulé au hasard dans la campagne environnante. Maman était assise à l’avant, malgré ses protestations répétées : « Je serais aussi bien à l’arrière, la petite serait mieux devant ! »

La petite en question, c’est Esther. Impossible pour ma mère de mémoriser son prénom, ni de comprendre son rôle exact parmi nous, mais elle l’a aussitôt incorporée dans le groupe des personnes de la famille, et je sentais qu’elle était sous le charme de son sourire et de son amabilité simple et sans apprêt, de cette faculté précieuse qui lui permet de rester elle-même en toute circonstance, sans s’extraire pour autant de la communauté d’instant partagé.

Maman se régalait presque au sens propre des paysages qui défilaient devant nous. Que voyait-elle vraiment, quelles constructions son cerveau élaborait-il à partir des sensations éprouvées ? Qui peut savoir, si ce n’est par ce qu’elle en exprimait, une succession de superlatifs, et par ce qu’elle en manifestait, des petits gestes de la main comme pour suivre ou rattraper les objets filant dans le sillage, un sourire qui me ramenait au plus loin de mon enfance. Aussi qu’importe, conforme ou non à notre réalité supposée, ce qu’elle vivait lui apportait une vraie joie, tout aussi indiscutable que la nôtre, et quand j’activai le lecteur sonore pour quelques airs de La Callas, son bonheur culmina, jusqu’à en pleurer d’allégresse.

Je sais que cela ne durera pas, je sais tout ce qu’il y a à savoir, y compris la falsification semi-consciente susceptible de se cacher derrière cette attitude, mais quel moment extraordinaire quand le petit enfant en soi réapparaît et emplit de bonheur sa mère, d’un bonheur sans mot, simplement ressenti, offert et accepté. Cela a existé, cet après-midi-là, partagé avec maman, Esther et Sylvie, et ce qui a été ne nous sera jamais enlevé.

***

Nous l’avons raccompagnée à l’établissement – chez elle, comme nous ne cessions de lui répéter pour tenter d’atténuer le choc de la séparation – un peu avant le repas, servi à dix-huit heures.

Nous nous sommes installés à une table, entourée de plusieurs chaises vides, maman dans son fauteuil roulant. Deux jeunes femmes sympathiques mettaient en place le dîner. Les pensionnaires étaient réparties au fur et à mesure autour des différentes tables, supervisées par les soignantes.

Une femme âgée, petite et nerveuse, restait obstinément plaquée contre la grande baie vitrée donnant sur le patio, la frottant centimètre par centimètre avec un mouchoir serré dans sa main. « Josiane », chuchota Sylvie, « elle brique tout, toute la journée, le sol, les meubles, les vitres, la vaisselle, même les chaussures des gens si on la laissait faire. »

À une autre table, une des encadrantes s’efforçait de calmer deux femmes qui se disputaient âprement une serviette. Je sentais une tension confuse, impression confirmée par Sylvie. Une infirmière lui avait expliqué que l’approche de la nuit et la fatigue de la journée rendaient nerveuses les pensionnaires ; sous l’effet de l’angoisse, elles perdaient le vernis social déjà bien écaillé et certaines pulsions remontaient à la surface.

Maman ayant réclamé son châle, je me proposai pour aller le chercher dans sa chambre. En traversant la salle commune, je me vis tout à coup en intrus : j’étais le seul homme, grand et relativement jeune. Les vieilles femmes me dévisageaient tandis que je m’approchais de leur table, me fixaient dans les yeux quand je passais à leur hauteur et leur regard s’accrochait à moi, comme pour ralentir ma progression, quand je les avais dépassées. Je pris le couloir qui menait aux chambres. Il était désert et, sans raison évidente, j’en fus soulagé. Je gagnai la chambre de maman, son prénom affiché en grand sur la porte, pris le châle posé sur une chaise et repartis dansl’autre sens.

Quand je réapparus au réfectoire, elles m’attendaient. Même Josiane avait momentanément suspendu le polissage d’un pied de table. Devant ce fervent silence et cette communion de regards, je me sentis projeté dans la peau d’un Franck Sinatra amateur ou d’un Elvis Presley de banlieue ; les deux dames agitées de tout à l’heure avaient conclu un armistice en mon honneur, le torse tourné dans la même direction, la mienne ; et, ahuri, incapable d’avancer, moi, quinquagénaire, je rougis.

Mes esprits ayant repris le contrôle, je marchai bravement vers la table familiale, masqué d’un sourire de façade et laissant mes yeux glisser de visage en visage, déployant une onde de satisfaction sur mon passage. Je m’assis entre maman et Esther, cette dernière m’accueillant d’une expression à la fois tendre, complice et espiègle. En face de moi, une pensionnaire avait pris place. Les cheveux défaits en longues mèches grises torsadées de filets blanc sale, la peau profondément ridée étirant un rictus sur ses lèvres étroites, elle serrait les poings de chaque côté de son assiette et ses yeux sombres, enfoncés dans leurs orbites, semblaient hypnotisés par le couteau à bout rond posé sur la table. Une femme plus jeune, sa fille, caressait son bras tout en échangeant quelques phrases banales avec Sylvie. Elle nous apprit que sa mère s’appelait Arlette et séjournait à l’institution depuis un peu plus d’un an.

Pendant cette conversation, Arlette avait furtivement interrompu l’observation du couteau et parcouru de bas en haut la partie supérieure de mon anatomie. Cette ascension s’était bloquée au niveau de mon visage. Je ne parvenais pas à atteindre ses yeux qui refusaient obstinément mon regard, se détournant sans cesse pour échapper à tout échange ; puis elle reprit son exploration en redescendant cette fois vers mon ventre. Le flux léger de la discussion formait comme une brume qui nous séparait des autres, un cocon protecteur. Arlette tout à coup releva la tête et d’un trait imparable enfonça son regard droit dans mes yeux, traçant une ligne limpide de désir pur, débarrassé de toute ambiguïté, un faisceau brut et brûlant. Cela ne dura qu’une seconde, elle referma aussitôt ce passage intime en baissant les yeux vers ma poitrine et je restai stupéfait, sous le coup de cette intrusion, comme si je venais d’être frappé par surprise et que mon agresseur s’était volatilisé.

Je vis se déployer, avec la lenteur d’une fleur ouvrant ses pétales dans le ralenti du rêve, sur les lèvres sèches et fendillées d’Arlette, un sourire extatique, issu d’obscurs tréfonds, gracile et timide comme celui d’une très jeune fille.

« C’est étrange, dit sa fille, d’habitude elle est très hostile, presque agressive, avec les inconnus, je ne l’ai jamais vue sourire de cette façon à un étranger ».

***

De retour dans la voiture, Esther me demanda quelle impression je gardais de cette première visite à ma mère. Je lui exposai ma joie d’avoir retrouvé maman, détendue et joyeuse, soulagé que toutes les catastrophes annoncées ne se soient pas produites et espérant que cela continuerait ainsi. Je ne lui fis pas part d’une autre sensation, trop intime et trop nouvelle pour moi, d’avoir été un moment un objet concentrant sur lui des forces inconnues, sous le feu de fantasmagories dont je ne savais pas dans quelle mesure elles venaient des autres, de moi-même ou de la conjonction des deux. Je préférais laisser Esther en-dehors de cet épisode, n’étant pas même certain qu’il ait vraiment eu lieu.

Après cette conversation réconfortante, Esther m’ayant confirmé dans mes conclusions en se réjouissant du bon état physique et moral de ma mère, soulignant avec plaisir qu’elle n’avait perdu ni son appétit de vivre ni son humour, elle laissa passer un moment, puis tourna la tête vers moi et me demanda d’une voix douce :

– Et quel effet cela fait-il d’être devenu « l’Apollon de l’EHPAD » ?

Ph. B.

Image ci-dessus: (Statue de l’empereur romain Trebonianus Gallus New York Metropolitan Museum of Art)

L’Auteur: Philippe Banquet, soixante ans, né dans le centre de la France, est informaticien, programmeur, formateur et auteur d’ouvrages techniques (éditions ENI). De formation scientifique, il est, depuis toujours, un lecteur insatiable, passionné de littérature. Grand amateur de romanciers français, Flaubert, Balzac, Proust, Duras, il s’est également nourri de littérature anglo-américaine, Hemingway, Woolf, Nabokov, Mansfield, etc. Il a longtemps animé un site Internet consacré aux textes courts. Il a publié des nouvelles dans diverses revues (Rue Saint Ambroise, …), un roman d’amour et d’aventures, « Mystères à l’Italienne », aux éditions La Providence (2011), ainsi qu’un recueil de chroniques de son village, « Les chantelloises », illustré d’aquarelles (2015, auto-édition).

 

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