Pourquoi j’aime Robert Walser
Hommage inédit de Matthias Zschokke
C’est un poète, une clairière isolée dans la littérature. Prenez n’importe lequel de ses livres et ouvrez-le au hasard; au plus tard après sept phrases décharnées, vous en trouverez une dodue à souhait, une phrase surprenante qui vous irrite, vous fascine ou vous conquiert.
Comme entrée en matière, je conseillerais par exemple La Promenade, un récit de quelque soixante-dix pages qui, du premier au der-nier mot, me laisse à chaque fois bouche bée d’enthousiasme. Quiconque ne sait que faire de ce texte ou du roman L’Institut Benjamenta ferait mieux d’en rester là; c’est sans doute qu’il ne sait que faire de Walser. Il y a de nombreuses raisons à cela. Par exemple, cette feinte humilité qu’il pousse jusqu’à l’abnégation et qui peut être parfois exaspérante. En Suisse, où la soif de petitesse est un vice national, c’est précisément pour cela, à tort, qu’on l’apprécie et qu’on le serre dans ses bras jusqu’à l’étouffer dans un élan de solidarité prétentieuse. En Allemagne, en revanche, on juge fantasque, cocasse ou mignonne, on trouve jolie et gentille sa manière d’écrire et on l’écarte d’un sourire bienveillant parce qu’on se laisse distraire par le masque de mignardise derrière lequel il se cache. Walser est un véritable piège, une source de malentendus. On pourrait peut-être trouver un équivalent à ce problème de réception dans le fameux humour anglais qui, à ce que l’on dit, ne peut être véritablement compris que des Anglais. Walser ne pourrait alors être compris que des Walser et qui sont ou que sont les Walser ? Des lecteurs peut-être, une espèce tout aussi rare que les poètes.
Plus je vieillis, moins je supporte les propos destinés à me faire plaisir. Je n’aime pas la littérature, l’art, les gens qui cherchent à me plaire. Ils m’étouffent et m’importunent. Or il se trouve, hélas, que tout le monde cherche à plaire, Walser y compris, et lui peut-être même plus que tout autre. Pourtant, tandis qu’il cherche à me plaire, il a tant à faire pour garder toute sa tête qu’il en oublie ce qui l’entoure. Il n’écrit que pour lui seul, pour écrire, pour sa propre vie, pour pouvoir supporter le moment présent et ne pas se noyer dans les secondes. Et même si, pour ce faire, il se plante devant nous et se met à psalmodier, ce qu’il fait souvent, c’est beau et vrai comme un chat qui, quand il sent qu’on le regarde, recommence sa toilette pour la centième fois, tant il est gêné. Il ne trouve rien d’autre à faire sur le moment, il ne le fait pas pour être mignon. Robert Walser non plus ne trouve jamais rien d’autre à faire que d’être ce qu’il est.
Vous pouvez l’ouvrir à n’importe quelle page, en particulier ses textes tardifs, vous sentirez avec soulagement comme, en lisant, vous lâchez prise parce qu’enfin vous avez trouvé quelqu’un qui ne recherche pas vos applaudissements, qui ne veut pas vous mener par le bout du nez, qui ne souhaite pas s’attirer vos bonnes grâces, mais qui se bat uniquement pour pouvoir affronter son propre regard, pour se suffire à lui-même. Et s’il se pavane ou s’il fait des grimaces, ce n’est que pour être un peu moins nu devant nous. Il ne fait pas semblant dans le but de nous faire rire, il ne poursuit pas de stratégie, n’a pas de tactique. Il met son masque étrange comme un autre met son chapeau ou comme un enfant qui ferme les yeux et croit qu’alors on ne le voit plus.
M. Z.
(Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher)
Pour mémoire:
Matthias Zschokke. Berlin, l’éternel faubourg. Traduction de l’allemand et postface par Patricia Zurcher. Editions Zoé, collection « MiniZoé »; 61, 2003, 46 pages.
Max. Traduit de l’allemand par Gilbert Musy. Editions Zoé, collection «Zoé Poche»; 29, 2004, 176 pages.