Le Passe Muraille

Portrait d’un homme mort

Un roman exceptionnel de Sarah Hall,

Par Claude Amstutz

Les moments de vrai bonheur en littérature, sans arrière-pensées ni idées préconçues, sont rares. Dominique Bourgois nous avait fait découvrir l’un des plus lumineux romans de l’année 2009 avec Lark et Termite de Jayne Ann Phillips, objet d’une critique dans Le Passe-Muraille n°79, en octobre dernier.

Aujourd’hui, avec Comment peindre un homme mort de Sarah Hall, l’éditice peut se réjouir d’être une nouvelle fois à l’origine de l’une des publications les plus époustouflantes de la présente rentrée littéraire, car c’est bien d’un chef-d’œuvre dont il est question ici.

Quatre personnages interviennent au cours de cette histoire qui s’étend sur trente ou quarante ans, construite avec beaucoup d’habileté et d’élégance, autour d’un thème ce-tral: l’art, son fragile équilibre entre la création et la – souvent – banalité du quotidien, puis son glissement progressif vers l’autre face des êtres ou des choses, la réalité intérieure.

Le récit de Giorgio, Le journal aux bouteilles, situé en Italie dans les années 70 – inspiré par le peintre Giorgio Morandi, selon l’auteur – est raconté à la première personne. Dans son atelier, proche de la mort, il se souvient de ses débuts difficiles dans la période ambiguë des années de guerre, des bouteilles qui représentent son thème artisti-que favori, ainsi que d’une de ses élèves, la fleuriste Annette Tambroni, atteinte d’une cécité irrémédiable.

A son tour, aujourd’hui totalement aveugle, capable de voir l’invisible, de déceler ce qui véhicule les corps et les âmes – les sources d’épanouis-sement ou les terreurs – mieux que ce que les yeux peuvent cerner, cette fleuriste intervient dans l’histoire en Italie et son récit, La vision divine d’AnnetteTambroni, se décline à la troisième personne. De même que Le fou sur lacolline, celui de Peter Caldicutt, sculpteur désormais célèbre, qui a entretenu dans sa jeunesse une brève correspondance avec Giorgio, qu’il admirait. Tombé dans l’interstice de deux blocs de pierre, de nos jours en Angleterre cette fois-ci, il croit sa dernière heure venue et se remémore les failles de sa vie.

Enfin, en Angleterre également, résonne la voix de Suzie, la fille de Peter, dans La crise du miroir. Photographe de talent, elle vit un terrible traumatisme depuis la mort accidentelle de son frère jumeau Danny. Son récit à la seconde personne est une invention de l’auteur vraiment originale qui se prête à merveille au personnage le plus bouleversant de ce livre, avec celui d’Annette Tambroni. «Annette voit, à travers la pesante substance des maisons et le corps des arbres, qu’il y a derrière chacun une petite lueur, un tison qui palpite. Une émeraude brille à côté du cyprès, les nuages miroitent d’une luminescence de nacre. Les spirales de fer du portail renferment l’esprit orange de la fonderie. (…) Ses frères possèdent chacun un cœur dans lequel l’amour s’épanouit comme une fleur écarlate.»

Roman choral, l’ouvrage capte l’attention dès les premières lignes, joue avec les apparences, la profondeur et l’interrogation du regard sur l’amour, le désir, la violence, la passion, le désespoir, la perte ou la mort, thèmes universels auxquels Sarah Hall a l’intelli-gence de ne pas imposer une (trop) juste réponse, mais au contraire suggère indirectement une réflexion chez le lecteur, la possible modification de son angle de vue sur le miroir, sur les autres.

Au cœur de Comment peindre un homme mort, la quête identitaire et la douleur de la perte réunissent ces quatre personnages dont la destinée, progressivement, s’expose sous nos yeux à la vie, à la lumière, comme une nature morte en cours d’élaboration. À l’art revient le dernier mot de ce récit, avec un texte de Cennino d’Andrea Cennini, peintre du Moyen Age, extrait du Livre de l’art, livrant la dernière clef de ce roman exceptionnel: son titre!

C.A.

Sarah Hall, Comment peindre un homme mort, trad. Eric Chedaille, ChristianBourgois, 2010 

Le Passe-Muraille, N° 81, Avril 2010

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