Le Passe Muraille

Portrait du corps en jeune homme

INÉDIT

par Matthieu Ruf

 

J’étais l’écorce d’un arbre contre ma main nue, au fond du verger de mon enfance. J’avais enlevé un de mes gants et posé ma main contre le tronc rugueux dont j’aimais le contact, comme j’aimais sentir, à travers la laine, les coquilles pleines de fils que je ramassais pour aider ma grand-mère. J’étais debout sous le noyer, c’était la fin de l’automne, ma grand-mère cherchait des noix dans les herbes qui m’arrivaient au-dessus des genoux : je la voyais dans ses bottes en caoutchouc se pencher en avant, écarter les herbes et mettre dans un panier ces noix qui étaient, parfois, encore dans leur écale verte. Il faisait froid, malgré mes habits chauds, mais je savais que bientôt, lorsque les trois paniers seraient remplis, ma grand-mère dirait : « allez, on rentre » et qu’une fois dans la cuisine mes mains et mes pieds se réchaufferaient, qu’elle me préparerait un « quatre-heures » avec les cerneaux des noix qu’elle casserait et des biscuits, du thé au lait. J’aimais le son du casse-noix qu’elle reposait sur la table en marbre, j’étais ce bruit autant que celui des coquilles se brisant ou s’en-trechoquant, dans le panier que nous allions ramener tout à l’heure. Je n’avais que quelques années et je touchais cet arbre qui était bien plus vieux que moi, mais je ne pouvais pas encore l’imaginer, je disais qu’il était fort et « gentil », ma mère souriait en m’entendant utiliser ce mot. J’ai entendu un oiseau croas-ser, ma grand-mère a relevé la tête entre deux poignées et m’a dit : «remets ton gant, maintenant, il fait froid.» J’ai remis mon gant de laine noire et fait quelques pas pour sor-tir de l’abri du branchage, et voir les corneilles voler autour du pin dans le ciel gris. A ce moment, à l’autre bout du jardin, la porte de la maison s’est ouverte et mon père en est sorti. Il a regardé dans notre direction et s’est mis à marcher vers nous, traversant les dalles de la terrasse, que les feuillages du marronnier abri-taient en été, une terrasse où je ferais, un jour, une grande fête pour célébrer mes vingt ans. Le marronnier, à l’angle de la maison et de la route, écartait ses branches à la fois au-dessus des dalles et du trottoir, j’étais cet arbre que je voyais comme la véritable porte d’entrée de chez moi, le signe de l’accueil et du lieu protégé où rien ne semblait pouvoir me blesser. Mon père est arrivé à l’extrémité de la terrasse, a dévalé la pente du talus sur lequel était cons-truite la maison, entourée du pin et du marronnier, et qui la reliait au verger. Ce talus était ma montagne, mon père l’a franchi en trois pas, et à la hauteur du poirier, dont la branche la plus forte était le refuge au-dessus de mes co-lères d’enfant, le bras qui me consolait, il s’est mis à courir. Ma grand-mère s’est relevée pour le regarder, il courait vers moi dans ces herbes qui étaient ma jungle, les pans ouverts de sa veste s’écartaient dans le vent, il courait dans ce verger où j’allais courir tant d’années, où j’allais rêver à des mondes que j’ai déjà oubliés, où j’allais voir des étoiles filantes, jouer au football, embrasser une fille, boire en cachette, courir et courir des milliers d’heures, mon père courait en passant devant un cerisier qu’on arra-cherait, puis à l’endroit où je me battrais avec mon meilleur ami, le soir de mes vingt ans, il courait depuis ce poirier me trahissant le soir où, quelques années plus tard, mon père m’annoncerait, sous ses bran-ches, qu’il ne rentrerait plus à la maison. J’avais quatre ans, j’aidais ma grand-mère à ramasser des noix et rien de cela n’existait encore, il courait jusqu’à ce noyer que j’aimais caresser et où il est arrivé, les larmes aux yeux parce qu’il avait reçu le vent froid sur son visage ou parce qu’il voulait m’annoncer que ma petite sœur était née.2J’étais mes chaussures de marche dans la poussière ocre et je foulais un nouveau monde. J’écoutais les cailloux croustiller sous mes semelles dans le silence, je sentais les muscles de mes jambes qui grimpaient sur le dos de ce rocher, me portaient, s’ancraient à chaque pas dans cette sorte de temple à ciel ouvert. Je n’étais que muscles, tendons, et veines dans mes jambes ; j’étais les plantes de mes pieds protégés par du cuir et du caoutchouc qui reposaient sur cette terre, fer-mement, rien ne pouvait les en déloger. Mon regard, sous un chapeau souple, se perdait dans les couleurs et l’indicible, je voyais tout près le rocher sacré nommé Nourlangie qui me semblait vivant, je voyais la mer d’arbres à perte de vue et la terre nommée d’Arnhem, au loin, une roche immense s’élevant du vert comme or-née de piliers encastrés, c’était un visage inhumain mais fort, vigilant, inaltérable. Je foulais une herbe de mon pied droit, je m’arrêtais et j’écoutais dans la chaleur, j’entendais dans ma tête les bribes d’un chant navajo lu dans la quête mys-tique de mes quinze ans: la beauté devant moi fasse que je marche, la beauté derrière moi fasse que je marche, la beauté tout autour de moi fasse que je marche…J’ai marché sur cette pierre rouge, j’ai sauté par-dessus une crevasse qui s’y ouvrait, je me suis accroupi à son sommet pour en être plus proche et j’ai regardé mon cousin, quelques dizaines de mètres plus bas, prendre en photo une colonne de fumée grise s’élevant, très loin, de la forêt du parc national. Je me balançais sur la pointe de mes chaussures pour que le sol continue de vivre, sous moi, je sentais la tension de mes chevilles, mon cousin mon-tait vers moi. Quelques jours plus tôt j’avais lu ce chant navajo dans une boutique de souvenirs ; l’on y trouvait des crayons, des tee-shirts, des cahiers décorés de pein-tures d’aborigènes, mais aussi quelques livres sur leurs cou-tumes et leur culture, et pour l’occasion l’on y avait ajouté des ouvrages sur les indigènes persécutés de par le monde : dans ce fourre-tout touristi-que de la bonne conscience – c’est en ces termes que mon esprit d’adolescent l’analysait – j’avais trouvé ce petit livre sur les Indiens d’Amérique, contenant ce chant shaman que j’avais recopié dans mon carnet de voyage, persuadé d’avoir trouvé quelque chose. Accroupi au sommet de ce rocher rouge jouxtant celui que le plan appelait Nourlangie Rock, à l’est du Parc National de Kakadu, je cherchais des mots sans les trouver pour nommer ce quelque chose, qui m’ac-cueillait, que je foulais, j’avais quinze ans et ma présence dans cet inaccessible horizon de beauté était scandaleuse en même temps qu’elle se justifiait parfaitement, mon corps était à sa place, plus que jamais, mais je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. J’ai vu mon cousin parler avec un couple d’Anglais, j’ai fermé les yeux et murmuré ce mot se perdant dans la brise légère : Australie… Et d’autres mots apparaissaient dans ma tête, authentique, élémentaire, terre et origine, je sentais la présence du géant Nourlangie s’imposant dans la lumière et la force qui en émanait se mélangeait à mes vagues idées du mythe et du rêve aborigè-nes. Le guide farci de culture occidentale m’avait appris que les piliers de la terre d’Arnhem étaient la résidence de Namarrgon, l’homme-fou-dre, et tout cela m’attirait, je comprenais sans comprendre, j’aurais voulu me fondre dans le paysage.J’ai ouvert les yeux car mon cousin est arrivé à ma hauteur, il s’est arrêté pour regarder l’horizon bleu vert et a déposé son sac à dos dans la poussière. J’avais eu la chance de pouvoir le rejoindre à la fin de son séjour en Australie, pour trois semaines de voya-ge, et les mots «chance» et «voyage» ne cessaient aussi de résonner dans ma tête depuis l’arrivée à l’aube, quelques jours plus tôt, à Sydney. Il est allé poser l’appareil photo sur un caillou rouge plus haut que les autres, est revenu vers moi, rayonnant, s’est accroupi en disant « souris, couillon ! » et m’a pris par l’épaule pour la photo. J’avais quinze ans et je découvrais l’infini du mot «voyage», et je vois cette photo à chaque fois qu’un es-pace s’offre à moi, chaque fois qu’une terre nouvelle crépite sous mes chaussures j’entends quelque part, dans le vent, le murmure d’un adolescent porté par un monde trop beau pour lui.3J’étais la douceur de ses doigts sur ma poitrine, le poids de son bras sur mon torse. J’étais mes caresses sur son dos et sa respiration toute proche, ses cheveux dans mon cou, sur mes joues. Je fermais les yeux pour être chaque cellule de mon corps, pour laisser ce bien-être rarement ressenti m’envahir, m’emplir de calme.La chambre, les objets, la lumière de l’après-midi existaient à nouveau, ils res-sortaient silencieux de l’abîme où ils avaient longuement disparu. J’étais un corps nu et entier reposant tout contre un autre, étendu sur un lit, mais juste avant j’avais été une flamme, un souffle, un regard en tunnel vers ses yeux, ses lèvres, ses cheveux, ses seins, ses mains m’attirant vers elle. La peau de ses hanches, de ses cuisses, sa langue. Le contact de nos ventres, mes doigts aimantés d’incessantes caresses m’accrochant à ce corps devenu espace-temps, mon sexe tendu dans sa main me tenant en équilibre sur un fil suspendu, ses iris m’englo-bant dans leur cartographie tandis qu’elle m’attirait vers elle, en elle, j’avais été une vi-bration et des sons inarticulés et un immense regard partagé dans une sorte de stupeur, et maintenant je n’étais plus que ce corps porté par l’équilibre de tous ses atomes, entier, serré contre elle.Je regardais le plafonnier se balancer, très légèrement, dans le courant d’air de la fenêtre entrouverte et quel-que part dans ma mémoire je revoyais, en un jour pas si lointain, ce même jeune corps courbé sur des mains glaciales, à son bureau, je me rappelais le visage trop chaud, le picotement sous les bras de l’esseulement dans une chambre trop grande, d’une vie ridicule comme un vêtement trop ample. Un soir encore proche, où une douleur pulsait dans ma nu-que et mes épaules à chaque fois que je penchais la tête en arrière, où j’avais pensé qui peut donc comprendre ou aimer cette chair, ma chair qui sent la tache humaine, je m’étais demandé ce que pen-saient les autres, cette entité insaisissable, l’impression que seuls les grincements du par-quet de la chambre d’à côté m’empêchaient de disparaître m’avaient une seconde tra-versé, mais je m’étais ravisé: mon corps quoi qu’il arrive collait au sol, couvrait un mè-tre carré de ce monde, j’avais été aussi cette transpiration aux mains froides…Etendu sur le lit, j’ai fermé les yeux et ressenti un instant ma tache de chair sur un carré de terre, et que cela pouvait revenir, peut-être ; mais sa tête a bougé légèrement, sa chevelure a caressé ma joue et j’ai cru à nouveau être cet instant parfait, j’étais la douce pesanteur de son bras sur mon torse, de ses doigts sur ma poitrine.

M.R.

 

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