Le Passe Muraille

Portrait de Walser au journal ouvert

   

À propos de l’inédit De la lecture des journaux, 

par Peter Utz

On se représente plus volontiers Robert Walser en promeneur, marchant d’un pas vif, qu’installé à une table de café, le journal à la main. On le verrait bien devant un décor de paysage, si possible saupoudré de neige, plutôt que pris dans la frénésie de la grande ville. Et on préfère le lire dans un des petits volumes aussi superbes que discrets conçus par son frère que sur du papier journal ordinaire, éphémère. Et pourtant, dès le départ, le média de Walser est le journal. C’est dans le Bund de Berne que paraissent ses premiers poèmes et, à Berlin, il réussit sa percée littéraire non seulement grâce à ses trois romans et ses textes publiés dans des revues réputées, mais aussi avec des articles parus dans de grands quotidiens, notamment le Berliner Tageblatt et la Frankfurter Zeitung. On ne le sait d’ailleurs que depuis peu, car Walser lui-même n’a d’abord pas conservé la production de cette première période journalistique. Plus tard seulement, aux époques biennoise et surtout bernoise, il y reviendra et sera contraint d’axer entièrement sur la presse son existence matérielle et littéraire.

Publié ici pour la première fois en français, De la lecture des journaux est un texte qui vient lui aussi d’être redécouvert : dans la Neue Freie Presse de Vienne du 6 octobre 1907. Il s’agit du journal le plus important de la monarchie danubienne, qui publie par exemple un Hugo von Hofmannsthal et bien d’autres éminents Viennois et qui donc, en raison de son impact médiatique, est sans cesse violemment attaqué par Karl Kraus. Sans se démonter, Walser intervient dans ce piaillement médiatique avec un texte qui prend pour thème le média lui-même. Pas une de ses invectives médiatiques orchestrées avant tout, aujourd’hui comme hier, par ceux qui ne dépendent plus de ces médias, mais une profession de foi déjà quasi euphorique en faveur du journal et, surtout, de la lecture des journaux.

Une ancienne métaphore humaniste voyait le monde comme un livre qu’il nous faut déchiffrer. Walser la modernise ici radicalement: le livre devient un journal. Un cliché tenace de la critique tient le journal pour un rideau qui modifie la vision de la réalité. Walser, au contraire, le présente comme une fenêtre grande ouverte sur le monde. Il ne se lasse pas de vanter la «véritable culture », la «profusion des choses à savoir » qui se diffusent par le journal. Car face au journal, tous paraissent égaux : le journal pénètre jusque dans les vallées les plus reculées et les plus basses couches de la société ; il est à ce titre, selon Walser, un média de promotion de l’égalité sociale. Pourtant, il n’est pas pour lui un média de nivellement, puisque chacun le lit individuellement. Par la lecture des journaux, chacun participe au tout sans se perdre dans ce tout. Et au-delà, chacun exerce ce que Walser ramène ici sans cesse à une notion centrale pour lui : son « attention ». On doit lire les journaux avec attention, car ils font eux aussi preuve d’attention, y compris pour le plus petit événement. Dans cette perspective encore, le journal est le média de l’égalité : tout lui est pareillement significatif. Il est alors une image du monde et quiconque sait le lire avec attention ne passera plus distraitement devant les choses en apparence anodines, car en elles peut se cacher « ce qu’il y a de plus beau, de plus profond ». Ce texte est ainsi programmatique de toute l’oeuvre future de Walser, de l’attention qu’il porte, durant ses interminables promenades d’écrivain, aux détails même les plus minimes du quotidien. Et cette attention se transmet à son lecteur : comme cette vieille femme déjà presque aveugle lisant le journal, que l’auteur nous dépeint ici de manière émouvante, le lecteur de textes de Walser est amené à prendre « une part vivante au vivant du quotidien». Ce «vivant du quotidien » s’incarne dans les journaux, même lorsqu’on les a déjà négligemment jetés —vieux papier éphémère, auquel Walser, dans le média éphémère qu’est le journal lui-même, consacre son attention, le soustrayant ainsi à l’oubli.

Le «je» qui impose sa voix au coeur du texte a lui aussi fréquenté cette école de l’attention. Alors que le cadre reste ici volontairement général, presque aussi anonyme que le journal lui-même, le propos se focalise sur une expérience personnelle : le «je» juvénile n’a dépassé son apathie face aux «événements de la vie » qu’en apprenant chez sa logeuse comment la misère matérielle peut se transformer, grâce à la lecture des journaux, en «attention» pour le monde extérieur. Le journal permet de sortir de la spirale de l’égocentrisme, de la « jeune vie parfois désespérant d’elle-même» — comme il est dit plus haut — pour entrer dans l’autre vie et la vie des autres. Il est possible que Walser se réfère ici à des expériences personnelles. Mais il ne fait que lever un coin du voile pour revenir immédiatement à des observations formulées de manière générale, quand bien même elles restent quotidiennes et concrètes. Car le texte n’entend pas se fixer narcissiquement sur la peine d’un homme, il veut rester aussi volatil et ouvert au monde que le journal lui-même. C’est pourquoi Walser revient, à la fin, au journal et à la lecture des journaux. Car il le sait : dans la nuée noire et blanche des nouvelles qui s’échappent du journal ouvert pour tourbillonner sans relâche autour du lecteur, le texte De la lecture des journaux  n’est lui-même qu’un point isolé, éphémère, mais infiniment vital et vif

P.U.

(Traduit de l’allemand par Hélène Mauler)

Pour mémoire:

Peter Utz. Robert Walser: danser dans les marges. Traduit de l’allemand par Colette Kowalski. Editions Zoé, 2001, 640 pages.

Robert Walser. Le Territoire du crayon : microgrammes. Choix de textes et postface par Peter Utz. Traduit de l’allemand par Marion Graf. Editions Zoé, 2003, 396 pages.

Robert Walser, l’écriture miniature. Microgrammes de Robert Walser. Textes de Peter Utz, Werner Morlang, Bernhard Echte. Traduit de l’allemand par Marion Graf. Editions Zoé, 2004, 96 pages.

(Le Passe-Muraille, Nos 64-65. Avril 2005)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *