Le Passe Muraille

Poète du pays noir

 

En mémoire de Francis Giauque,

par Hughes Richard

Tous les Giauque sont des Prêles, c’est connu. Beaucoup continuent de peupler ce village du Plateau-de-Diesse que les Romains, effarouchés par son aspect sauvage et la densité de ses forêts de hêtres et de conifères baptisèrent Pagus nigerolensis, soit le Pays noir. Ouvrez un bottin de téléphone et vous constaterez que deux bonnes douzaines de ces familles y résident encore. Les autres, par centaines, au cours des âges, ont, faute de débouchés, quitté la région pour s’établir dans la périphérie ou dans le monde entier. Toutefois, parmi cette tribu considérable, seul le nom de Francis Giauque commence à être répandu un peu partout. Il s’en serait bien passé, d’ailleurs, lui dont la vie s’égara très tôt dans d’abominables labyrinthes desquels il s’échappa, la nuit du 13 au 14 mais 1965, «par la porte royale de la mort».

Depuis trente ans, sa maison natale n’a pas changé. Ni austère ni prétentieuse, elle s’élève au centre du village, juste en face du collège où, sous ses quolibets, j’ai accompli mes premiers stages d’instituteur en blouse blanche ! Un jardin potager d’une envergure non négligeable la relègue légèrement à l’écart de la route cantonale. A la retraite de son serviteur, on a retiré la plaque rouge et blanche qui désignait la poste de l’endroit sans la remplacer par une autre qui pourrait révéler aux indigènes et indiquer aux touristes qu’en ce lieu a vécu et souffert un poète dont l’oeuvre, mince d’apparence, dépouillée de tout lyrisme, de tout artifice, dit l’impossibilité d’être dans une sorte de cri d’une insoutenable intensité. Sa chambre, au premier étage, n’a qu’une fenêtre qui donne sur une modeste terrasse. Que de nuits extravagantes y avons-nous passées, pour lui semeuses d’angoisse, pour moi, porteuses d’aurore. Aujourd’hui comme hier, les volets y sont tirés — il détestait la lumière — que, depuis sa disparition, je n’ai jamais osé repousser.

Le cimetière est plus bas, direction sud. On y accède par un chemin autrefois plein de nids de poule et boueux à l’extrême. La vue est immense tandis qu’on se rapproche de son entrée un brin cérémoniale dans ce décor de prairies grasses, de broussaille et de recueillement. Plus on descend, plus elle s’étend sur les plaines des lacs, sur les Préalpes, les Alpes. En prolongeant un peu notre course, on aperçoit, à travers les arbres nus encore, Gléresse et ses vignobles, l’Ile de Saint-Pierre, et, pourquoi pas, en se penchant à peine, la terrasse du restaurant des Trois Amis où, les soirs d’été ou ceux des vendanges qu’il affectionnait particulièrement, je lui donnais rendez-vous pour l’obliger à s’évader de sa réclusion quasi perpétuelle. Parmi les danses, les rires, les fumées de nos premiers cigares, nos conversations s’éternisaient jusqu’à la fermeture; puis, chacun de son côté, dans la nuit noire, nous regagnions nos hautes solitudes.

Au centre du cimetière, entre deux rangées de thuyas, une dalle armée de béton. Rien de particulier, dans ces alignements de tombes, n’attire le regard du visiteur sur la sienne sauf que, peut-être, comme convenu longtemps avant leur effacement, les noms de la mère et du fils y sont réunis à jamais. Le départ subit de la première (qui a connu aussi les affres de l’abîme), précipita celui de son fils unique comme Francis l’a prédit dans un poème qu’on ne relit pas sans émotion:

Je ne pense qu’à te rejoindre…

Dans quelles douleurs ! Quel désespoir ! La tombe ne le dit pas. Seules les dates résistent à l’oubli:

1905 — 1964
1934 — 1965

Que penserait-il, me disais-je, sur le chemin du retour, de cette notoriété posthume, lui dont les oeuvres, rééditées en permanence, sont étudiées désormais (dans quel langage, miséricorde !) jusque dans les officines universitaires qu’il abhorrait, lui dont le nom s’étale dans des anthologies de flatteuse réputation, dont les poèmes, devenus spectacles selon les circonstances, tournent régulièrement sur les scènes tant parisiennes que provinciales, dont les inédits sont traqués par un happy few d’inconditionnels, oui, me disais-je, que penserait-il de cette gloire naissante, lui dont les démarches littéraires ont été, de son vivant, comblées de silence, qui a publié ses plaquettes à compte d’auteur, qui, ce qui est rare même pour un maudit de sa race, n’a jamais eu la satisfaction de lire une ligne critique sur ses écrits, qui, si proche de nous encore, ne nous a légué aucune photographie fixant, pour les générations futures, son visage d’homme aux traits fins précocement envahi d’ombres dévorantes ? Sans doute, Selon sa formule favorite, aurait-il murmuré «Passons !» en remettant un disque de blues septante-huit tours sur le plateau de son pick-up ou en décapsulant une bière, belge si possible.

H. R.

 

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