Le Passe Muraille

Plus loin volent les flèches de l’archer

   

À propos de Viser les cygnes, de Hella S. Hasse,

par Rose-Marie Pagnard

Dans le train qui la conduit à un savant colloque sur le thème du roman, Hella S. Haasse, regardant par la fenêtre, aperçoit au milieu des arbres un tireur à l’arc occupé à viser une cible invisible pour elle. Quelques centaines de kilomètres plus loin, presque au terme de son voyage, elle distingue dans un fossé le cadavre d’un cygne, «les ailes déployées tachées de sang».

«Entre l’archer et le cygne mort, il y avait un lien qui ne relevait pas de l’ordre normal des choses », écrit-elle dans le préambule de Viser les cygnes, et cette seule phrase, tel un appât magique, nous tient aussitôt sous le charme de la narratrice — elle-même tout aussitôt happée par l’irrésistible élan d’une curiosité innée qui la pousse à se poser sans cesse des questions sur la signification possible des faits, et, de là, à s’aventurer à travers les territoires de l’imaginaire.

Dans ce récit qu’elle écrivit à près de quatre-vingts ans, Hella S. Haasse livre ce qui est pour elle l’essence de l’écriture, son ars poetica, à travers le déploiement et l’interprétation des souvenirs familiaux, mais aussi, comme une démonstration spontanée de cet art, à travers une fiction qui nous emmène sur les traces d’un jeune Australien parti dans le bush en quête de ses racines qu’il a rêvées aborigènes.

Ces éléments divers, l’écrivain les rassemble sous l’emblème du cygne — le cygne mort aperçu du train, le cygne sur le carnet de bal hérité de sa grand-mère maternelle, les cygnes noirs d’Australie, le pays dans lequel s’est installé son frère et qu’elle visite en 1992, enfin les cygnes des mythologies et des contes, cygnes divins et fatals, sans oublier le cygne en forme de nacelle sur lequel Louis II de Bavière voulait naviguer sur le lac souterrain de sa forteresse, ni les cygnes voguant en couples sur les canaux d’Amsterdam dans la tranquille contemplation du ciel et de l’eau.

Dans presque tous ses livres, Hella S. Haasse entrecroise le mythe, le roman fantastique, le roman psychologique, l’interprétation libre de documents authentiques: dans Viser les cygnes s’ajoutent à cette constellation des confidences émouvantes sur elle-même et sur les membres de sa famille. Une famille cosmopolite formée de personnages aux caractères contrastés. L’Allemagne, la Hollande, les Indes néerlandaises (H.S. Haasse est née à Djakarta, en 1918), Paris, l’Australie, les lieux et les époques sont revisités à la faveur de rencontres, de réminiscences — le carnet de bal remis solennellement de mère en fille figure en bonne place parmi les objets intriguant. Comment la très jeune Hella rencontra «l’homme de sa vie » qui devint son mari; comment, à l’âge de soixante-quatre ans, elle apprit qu’elle avait une demi-soeur indonésienne ; le sentiment qu’elle éprouve encore de n’avoir pas réellement connu ses parents « qui se présentaient tels qu’ils désiraient être vus (…) une image idéale»; sa tendresse pour son frère: ces choses sont racon-tées sans affectation ni nostalgie. Mais elles mènent à de plus intimes confidences que le lecteur familier des oeuvres de H.S. Haasse retiendra comme autant de sources cachées (pour reprendre le titre d’un de ses plus beaux romans) de son art.

«Le tempérament nettement sensuel de la mère de ma mère que je possède dans une large mesure a toujours été bridé, modéré par l’instinct de réserve que j’ai hérité de ma grand-mère paternelle. (…) Cette dualité intérieure se traduit par une inhibition, par l’incapacité à exprimer des sentiments autrement que sous une forme indirecte, dans des histoires aux personnages fictifs, ou par une identification avec la vie et le destin d’individus que j’ai observés dans la réalité de mon temps ou trouvés dans l’histoire », écrit la romancière, qui ajoute (et Nabokov est ici tout proche) : « (La) liberté, l’aspect insaisissable d’un savoir qui n’est pas conceptualisé, qui ne s’exprime qu’à travers des images et des métaphores, voilà ce qui est pour moi, précisément, l’essence même de l’écriture ».

La résurgence du passé et ses liens avec le présent, le génie des lieux, l’influence maléfique de certains êtres sur des êtres plus faibles, ces thèmes essentiels de l’oeuvre de H.S. Haasse (qu’on lise Le maître de la descente, Un long week-end dans les Ardennes, Les seigneurs du thé, Locataires et sous locataires, entre autres) sont tous abordés dans ce récit, Viser les cygnes, mais comme les pièces d’un puzzle reflétées dans le miroir tendu par un malicieux créateur. Créateur capable, au beau milieu d’une relation de faits authentiques, de bifurquer, de se lancer sans avertir dans une fiction (l’histoire du jeune Australien), puis de mettre un terme à cette fiction en apparaissant lui-même devant les yeux de sa créature. Un peu comme le peintre qui fait apparaître son propre visage parmi les personnages d’une scène inventée. «Le cygne — s’interroge Hella S. Haasse —incarne-t-il la partie vulnérable (…) de ma personnalité, ce « moi » qui doit inventer des his-toires pour avoir part à la réalité? Même ce qui est arrivé, il ne peut le rapporter sans le voile de la fable. Que reste-t-il alors, quand la raison menant méthodique-ment son enquête vise l’imagination ailée de flèches bien ajustées ? Ne me le demandez pas.»

R.-M.P.

Hella S. Haasse. Viser les cygnes, traduit du néerlandais par Annie Kroon. Actes Sud, 2002, 150 pages.

(Le Passe-Muraille, No 54, Octobre 2002)

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