Le Passe Muraille

Plinio Martini ou l’homme derrière les mots

 

À propos de l’écrivain de Cavergno et du Fond du sac,

par Alberto Nessi

J’aime bien Plinio Martini, pour la même rai-son que d’autres ne l’aiment pas: parce qu’il n’était pas un lettré «pur», une belle âme. Bien sûr, je n’ignore pas que la littérature, on la construit avec des mots, et l’écrivain de Cavergno le savait mieux encore que moi. La littérature est un souffle qu’il faut retenir sur la page, un souffle qui marque notre passage, si précaire, sur la terre. Si nous avons écrit, c’est que nous avons vécu. Voilà la malédiction des écrivains: ils ne se sentent vivants qu’à travers les mots. Mais pour qu’on fasse de la bonne littérature, il me paraît décisif que, derrière les mots, on perçoive l’homme.

La littérature italienne est malade de professoralisme; Plinio Martini a su faire circuler dans ses pages la sève de la vie vécue. Est-ce à dire qu’il faille absolument vivre une vie extraordinaire pour pouvoir être écrivain ? Non: mais les mots doivent laisser des traces derrière eux. C’est à cause de ces traces que Plinio Martini m’a tout de suite plu.

Mais la véritable raison de mon affection est peut-être plus simple: Plinio Martini est le premier écrivain vivant que j’aie rencontré. J’en avais bien côtoyé deux autres du temps de mes études à l’Ecole normale de Locarno: mais, justement, c’étaient deux professeurs. Le premier venait à l’école en sifflotant sur sa bicyclette et, bien qu’il me fascinât, je le sentais loin de moi. Je ne lisais pas ses livres, que je n’ai découverts et aimés que plus tard. L’autre avait écrit quelques pages où passait un air qui me laissait sous le charme; mais lui aussi me restait étranger.

Plinio Martini, non. C’était un simple instituteur de village, et quand il prenait la parole il vibrait d’enthousiasme. Il écrivait des poésies et n’avait pas peur de les montrer. Il était généreux. Il était vraiment différent des autres, n’en déplaise à certains professeurs qu’il m’est arrivé plus d’une fois d’entendre émettre des considérations pleines de suffisance à propos de sa stature d’écrivain: il aurait un style «daté», une sorte de réalisme paysan mitonné à la bonne franquette dans une cuisine de village.

Le portrait qu’il fait de Giuseppe Zoppi dans «Fête à Rima», dans Chasse au sorcières, est qualifié de «fruste» par un de nos professeurs. Et pourtant, pour qui sait lire, c’est la sincérité de Martini qu’on touche ici du doigt: l’auteur du Livre de l’Alpe, assis dans un pré du Val Maggia en «chemise blanche, cravate et souliers vernis», appartient au clan des lettrés, il est là avec «des professeurs, des admirateurs, des citadins», «une femme de blanc vêtue» à ses côtés. Comment Martini pouvait-il ne pas récuser un tel modèle, s’il voulait devenir lui-même ? Notre professeur ne s’aperçoit même pas que l’écrivain de Cavergno n’écrit pas un essai sur son aîné, aimé et détesté, mais qu’il met tout simplement son coeur à nu.

Toute la différence entre le poète et le lettré de profession est là: le poète s’exprime par des images, le lettré fait le point. Le poète est sincère, il entretient l’imagination, aspire la sève de la vie et la transforme en art, il s’indigne, il émeut. Le lettré, lui, déplace astucieusement ses pions. Le lettré a tendance à jouer au père; l’artiste, tu le sens comme un frère. Le lettré garde ses distances; l’artiste te regarde dans les yeux.

«Le poète doit tendre à un caractère moral aussi éloigné que possible de celui du lettré de profession, pour s’approcher de celui des chercheurs de vérités, extérieures ou intérieures», écrivait en 1911 Umberto Saba dans «Ce qu’il reste à faire aux poètes».

L’instituteur Martini participait à la vie sociale et politique de son village, il prenait position, sans se soucier de diplomatie. Des rangs de l’Azione cattolica, il était passé au Parti socialiste autonome, cordialement détesté par la majorité des Tessinois. C’était un homme. Il pouvait être un modèle pour qui rêvait de devenir poète, un écrivain qui tienne compte des autres, de la réalité, et pas seulement des livres qu’il a lus. Martini était de cette race-là: de la race de ceux qui ne peuvent extirper les racines qu’ils plongent dans leur terre, au risque d’y laisser leur vie.

Un jour il me lut, plein de verve, un passage d’un de ses récits inédits, dans le train qui nous menait à Bienne pour une assemblée du Groupe d’ Olten. C’était la grande époque du GO, on se sentait «engagés». Et puis nous avons contemplé le jaune des champs des colza, et Plinio me parla de ses projets; il ne faisait pas de mystères et n’était ni avare, ni calculateur. Arrivés à l’hôtel, il s’allongea sur le lit et pressa sur le bouton qui actionnait le matelas pour un «massage délassant», d’après les inventeurs de la chose. Il s’amusait comme un gamin, même dans les rues de la petite ville.

Ecrivain, il savait écouter les autres. On sent dans ses pages la fusion de sa voix avec celle des paysans de sa vallée: la voix du choeur. On retrouve dans certaines pages du Fond du Sac l’art populaire des peintres d’ex-voto, avec le sentiment que l’auteur est conscient de ce qu’il accomplit. Ces histoires, entendues raconter en famille ou au café du village, attendaient un interprète qui sache rester fidèle au monde qui les a vues naître. Mais sans esprit de clocher. Au contraire, je crois que Plinio Martini a toujours su se tenir à l’écart des défauts typiquement tessinois. Il savait les dénoncer, et savait aussi prendre position à contre-courant. Il ne craignait pas d’affirmer que «les Tessinois détestent les vérités brûlantes: ils préfèrent les hagiographies et les célébrations patriotiques; il leur faut à tout prix regarder en arrière, avec un respect conservateur: et les « écrivains » s’en accommodent» («Violence», in Chasse aux sorcières). Mais il continuait à se sentir un villageois parmi d’autres, il ne montait pas en chaire pour pontifier.

N’allons pas déduire pourtant de ces rapides considérations que Plinio Martini fût un naïf. Un de ses livres préférés était La connaissance de la douleur de C.E. Gadda, superbe livre hyper-littéraire écrit pour des lettrés. La malédiction dont je parlais, cet état d’esprit qui fait qu’un artiste ne se sent vivant qu’à travers son art, avait aussi frappé l’écrivain de Cavergno: lequel avait fait recours à toute sa maestria pour doter son Requiem pour tante Domenica d’un style nouveau, où l’ oralité du Fond du Sac le cède à une élaboration lexicale et syntaxique bien plus complexe; et il avait sûrement un autre style en tête pour le livre qu’il n’a pas eu le temps de nous laisser.

On peut écrire par habitude, par métier, ou par nécessité. Plinio Martini écrivait par nécessité. Ceci explique aussi pourquoi son premier livre a toujours autant de succès: c’est que, derrière les mots, on y sent toujours l’homme.

A. N.

(Le Passe-Muraille, No 11-12, mars 1994, Voix tessinoises)

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