Le Passe Muraille

Platonov et le saint anonyme

À propos de La Fouille.par Gian Gaspard Kasperl

« Le jour du trentième anniversaire de sa vie privée, Vochtchev fut congédié de la petite entreprise de mécanique qui assurait ses moyens d’existence. Son bulletin de licenciement précisait qu’il était renvoyé pour baisse croissante de productivité et propension à la rêverie ralentissant le rythme du travail ».

Ceux qui ont lu les oeuvres déjà parues en traduction française du grand écrivain russe Andrei Platonov auront sans doute reconnu le style qui le caractérise, qu’on pourrait situer entre la transparence et l’efficacité narrative de la Légende dorée ou d’un rapport administratif.

Et ce n’est pas un paradoxe: Platonov me semble en effet rédiger, dans ses livres, une sorte d’hagiographie du Saint Anonyme -, d’un obscur vagabond, clochard céleste qu’on aurait privé de son Dieu. Il le fait dans un langage dont l’âme a été peu à peu étouffée par les directives de l’idéologie présidant à l’établissement d’un bonheur exclusivement terrestre. La nécessité a envahi le monde et tout se passe, dans cet univers, comme si la matière elle-même, à force d’être sollicitée, se trouvait soudain mécaniquement animée: le vent souffle pour que les gens puissent respirer, l’herbe pousse avec une bonne volonté d’essence prolétarienne, et les pierres elles-mêmes semblent se remuer lourdement afin de participer, à leur humble manière, à l’édification du socialisme. Le lecteur aura déjà perçu, en ces mots, l’ironie sous-jacente propre à Platonov.

 

Pourtant ne nous y trompons pas : Platonov n’est pas un « dissident » comme les autres. Son ironie est plus profonde que celle des contestataires politiques, se rapprochant d’une forme très singulière, et spécifiquement russe, d’humour philosophique, voire métaphysique.

Cela dit, La Fouille n’est pas un livre drôle du tout. Si j’ai parlé d’humour, c’est pour qualifier une attitude devant l’existence faite à la fois d’incrédulité fataliste et de pitié, d’accablement et de solidarité, de lucidité et de sourde révolte.

« Comment avons-nous pu en arriver là ? », semblent demander à tout instants certains de ses personnages, à quoi d’autre font écho en s’exclamant crânement: « Creusons, camarades, creusons pour que nos fils le connaissent, ce p’tit bonheur ! »

Fable symbolique, La Fouille évoque une sorte de mise en scène rêvée de quelque épisode mythique de l’histoire humaine se déroulant dans un terrain vague rappelant étrangement les déserts bibliques du peuple élu. Oui, mais. Mais cette épopée, rassemblant une poignée de gueux, se situe dans le cadre de l’Union soviétique des débuts, quelques lustres après ce qu’on appelle la « révolution industrielle », à une époque où la machine se trouve officiellement promue au rang de prothèse du corps humain, voire à celui de cerveau d’acier.

L’humanité de Platonov, à cet égard, est à la fois à peine sortie de sa caverne préhistorique et bombardée « masse responsable ». Ses préoccupations quotidiennes sont à peu près celles de l’homme de Néanderthal, et son langage d’un intellectuel petit-bourgeois qui aurait fait ses classes entres les camarades Marx et Lénine.

Sans cesse, en lisant Platonov, nous passons du plus concret à l’abstrait: l’idéologie n’est plus un discours coupé de la réalité, mais la matière même de la réalité, le référentiel absolu, le nouveau dieu, la suprême drogue – en un mot la nouvelle aliénation. Poussez le mode d’emploi du réalisme socialiste jusqu’à l’absurde et vous aurez l’art insidieux de Platonov, fondé sur le degré zéro du sens réalisant la plus pure tautologie.
L’envers du Slogan

La grandeur de Platonov tient, entre autres, à cela que cette leçon « philosophique » ne nous est pas servie de façon didactique mais qu’elle émane pour ainsi dire des situations figurées au cours du récit. Ses « idées », ce sont avant tout des hommes vivants dont l’écrivain partage la souffrance élémentaire. « À présent, leurs corps déambulent comme des automates – se dit Vochtchev en les observant – ils ne perçoivent pas l’essentiel ». Les question posées par l’auteur et ses personnages naissent tout naturellement de la narration et de ses saillies: « Voici que vient de naître en moi un doute scientifique », dit Safronov en fronçant son visage poliment conscient ». Ou, entre autres observation innombrables: »J’étais le curé, mais maintenant je me suis désolidarisé de mon âme et me suis tondu à la mode fox-trot… »
Aujourd’hui, l’on creuse la fouille qui servira à l’édification de la Maison du Prolétariat. Demain, l’on organisera un kolkhose où tous travailleront dans le même esprit, correspondant à « La Ligne », après liquidation des koulaks qu’on aura tous réunis sur un radeau, et va comme je te pousse jusqu’à l’océan.

Mais aujourd’hui et demain, chez Platonov, c’est tout un. Car le temps semble s’être arrêté: les travailleurs dorment dans des cercueils, les petites filles s’expriment par aphorisme comme de vieilles femmes aux formules recuites, et le moujik, ce héros de l’Histoire, a pris les traits de l’ours légendaire de la tradition, effrayant plantigrade pétri de ressentiment social, dont on sait bien qu’il ne mourra jamais et dont les rugissements se perdent néanmoins dans le néant.

Telles sont, hâtivement évoquées, quelques-unes des composantes de ce livre saisissant, dont une vertu supplémentaire est de nous renvoyer à notre propre vide.

L’Occident n’a pas encore accouché de son Platonov (même s’il y a Beckett, en nettement plus émacié…), mais nos gueux existent cependant, et la pauvreté morale et spirituelle des riches, autant que les slogans du Grand Magasin, n’ont rien à envier aux saints anonymes du romancier-poète de Voronej.

Andrei Platonov. La Fouille. Traduit du russe par Jacqueline de Proyart. L’Âge d’Homme, collection Classiques slaves. Chez le même éditeur: Djann. Chez Gallimard: La ville de Villegrad. Chez Stock: Les Herbes folles de Tchévengour.

 

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