Le Passe Muraille

Georges Piroué en lecteur heureux

À propos des Mémoires d’un lecteur heureux,

par Patrick Vallon

 

Les Mémoires d’un lecteur heureux, de Georges Piroué (1920-2005),est un livre dans lequel on ne peut se contenter de picorer: il faut s’y immerger totalement, comme l’auteur s’est immergé de tout son être dans les nombreuses œuvres qu’il y évoque pour notre plus grand bonheur, sans jamais faire de leçon.

Rappelons que Piroué fut un homme d’une discrétion extrême, à l’opposé du pontife des lettres. Dès la première page de cette odyssée, notre guide attribue à la littérature des pouvoirs quasi magiques: «Le récit possède un œil qui perce l’obscurité aussi bien que la lumière, qui nous mène derrière l’une comme derrière l’autre. Il y a toujours un réel derrière l’irréel et un irréel derrière le réel, toujours une découverte à faire. Je me figure en être l’auteur. Mais c’est le livre qui par ses jeux de paravents nous en procure la jouissance. Sa vertu de créativité se transmet à nous.»

C’est à partir de L’Ami commun de Dickens, où celui-ci parle des «yeux de notre récit», que Georges Piroué fait cette observation générale – il y en a peu dans ce livre qui progresse par touches successives, à la manière d’une fugue. Les souvenirs personnels de l’auteur ne servent qu’à raviver ses impressions de lecteur. Ainsi, dans son vibrant hommage à Leopardi, Piroué esquisse le portrait de la signora, le professeur d’italien qui le lui a fait découvrir; mais l’anecdote est rare chez ce «lecteur solitaire» qui affirme, au cours d’un développement sur Henry James: «Notre existence est une inexistence, un flottement dans l’informulable.»

Fi donc de soi-même, c’est vers les auteurs et leurs créations qu’on doit se tour-ner; mais pas dans un esprit de conquête: il faut les laisser venir à nous. Cette attitude d’ouverture, très orientale, Piroué en parle admirablement dans les pa-ges qu’il consacre à Thoreau. Écoutons-le: «Alors commence l’immersion. Le na-geur ne lutte plus pour tenir la tête hors de l’eau, au sec. Il plonge, c’est-à-dire qu’il préfère à la compréhension la participation… Thoreau est en sympathie avec tout ce qui l’entoure… Son désir de communion l’emporte sur son désir de savoir… L’imaginaire où il accède lui paraît plus vrai que le réel.»

En remplaçant «nageur» par «lecteur», on obtient une image assez précise du bonheur à la Piroué; lui aussi est en sympathie, en communion avec les œuvres, baignant dans une irréalité qui absorbe toute autre réalité. À cette différence près que les plongeons répétés, c’est-à-dire les relectures, aiguisent les perceptions: Georges Piroué, lecteur heureux, n’est nullement un lecteur béat. Il a ses préfé-rences (parmi les quarante auteurs abordés, Stendhal, Dickens et Tolstoï se déta-chent), compare («Conrad est un aristocrate pessimiste, Melville un démocrate optimiste»), tranche même (Balzac est qualifié de «mythomane», de «méga-lomane sur les marches du pouvoir»!), mais sans l’implacabilité scientifique d’un Nabokov, par exemple.

Il s’agit tout autant, chez Piroué, de s’approcher du cœur d’une œuvre que de la laisser s’approcher de son cœur à lui. La magie, encore, qui opère dès l’école: des géants tels qu’Homère, Dante ou Shakespeare, il prétend que «c’est à notre insu qu’ils se sont infiltrés en nous par on ne sait quelle capillarité.» Voici, à mon sens, le grand enseignement de ces Mémoires: peu importe si le lecteur ne comprend que partiellement ce qu’il lit. «Il participe. Ce qu’il reçoit est désormais son vécu.»

P. V.

Georges Piroué, Mémoires d’un lecteur heureux, L’Age d’Homme, 1997, 384p.

(Le Passe-Muraille, No 82, Juin 2010)

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