Le Passe Muraille

Philippe Delerm, gardien des instants

 

par JLK

Il arrive une drôle de chose à la jeune romancière italienne Ornella Malese, l’attirante protagoniste de La bulle de Tiepolo, dernier roman de Philippe Delerm, et c’est de voir soudain le fin ouvrage de prose qu’elle a publié il y a quelques temps sous le titre de Café granité, le genre d’opuscule stylé que les parents et amis de l’auteur taxent ordinairement de « si joli livre », se mettre tout à coup à grimper dans les listes de ventes jusqu’à figurer au premier rang. Or on suit évidemment le regard de l’auteur, auquel semblable mésaventure est arrivée après la publication de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (L’Arpenteur, 1997), dont le succès phénoménal relevait du même paradoxe. Ce clin d’œil latéral, et nullement complaisant, pose alors la question de la survivance de la Qualité dans un monde réputé massifié et plus ou moins barbaresque, où il semble exclu qu’un Marcel Proust trouve sa place dans une file d’attente de MacDo.

Mais voici que le même Philippe Delerm, sans une once de démagogie, dans le recueil paraissant simultanément sous le titre de Dickens, barbe à papa et autres nourritures délectables, s’ingénie au contraire à célébrer l’étrange jouissance, relevant du « plaisir pervers », que beaucoup d’entre nous éprouvent en sirotant un Coca fast-foodien (à ne pas confondre avec « le Coca domestique, gâcheusement livré dans sa bouteille de plastique trop molle ») dont le couvercle préserve le secret tandis que son chalumeau coudé en fait « une boisson festive », avec le délice supplémentaire que constitue « l’entrechoquement des glaçons que l’on entend sans les voir en déplaçant le gobelet : une banquise de fraîcheurs se glisse dans les zones les plus insondables de votre soif secrète».

Plus tard, ce n’est pas une bête madeleine mais le goût d’un strawberry-sundae ou l’odeur des frites dans leurs barquettes qui rappelleront aux petits Marcels les sourires ineffables de Maman, ainsi que cet Hopper sucré le suggère : « Au fast-food, c’est bon d’être un passager solitaire de la ville qui fait semblant de manger pour manger. Rien ne dépasse du plateau, de l’invisible Coca, du hamburger sous coque de plastique, de l’étui de frites-cigarettes. Et puis, le code vous impose de porter un jugement sévère sur tout cela qui vous enchante. C’est là que le plaisir devient pervers. C’est l’Amérique ».

« C’est bon ». Tel est le constat que, toute sa vie durant, le père de l’Auteur, du genre peu expansif, aura retenu. Or le voici, dans le labyrinthe de l’Alzheimer, à quatre-vingt-neuf ans, qui s’abandonne à cet « assentiment voluptueux » à propos d’un peu tout, et peut-être ne fait-il que radoter ? Mais c’est aussi bon de penser que papa se laisse enfin aller, comme c’est bon de goûter au « luxe suisse » de la tablette Milka Suchard dont une « nécessité morale » oblige à lisser le papier du bout de l’ongle, comme c’est bon de se retrouver soudain en enfance, dans le brouillard de Londres peuplé d’orphelins ou, au Luna Park, nous risquant enfin à goûter une barbe à papa évidemment écoeurante et poisseuse…

Pourquoi l’immense succès de La première gorgée de bière ? A cause, peut-être, d’une irisation de lumière sur une bulle, dans un tableau de Tiepolo le fils (Giandomenico), intitulé Le monde nouveau et dont la romancière Ornella révèle le secret à un Français amateur d’art épris de Vuillard et s’interrogeant sur le mystère de certains instants : « Il ne se passe rien. Juste quelques couleurs, un bout de mur, de plage, un froissement de robe ». Et d’évoquer « celui qui veut garder les instants » faute peut-être de savoir les vivre…

Vivons-nous assez les instants ? Et si nous les vivons, n’avons-nous pas besoin de gardiens pour nous les tenir à l’abri du Temps ? En passant du roman aux récits, de la vénitienne Ca’Rezzonico aux souvenirs rhodaniens de Crin-Blanc ou du Crabe aux pinces d’or, c’est un précieux inventaire de sensations-émotions que Philippe Delerm nous engage à prolonger en évoquant une galette de purée ou les livres de cow-boys des coiffeurs d’antan, le hareng normand ou le mousseaux tiède et, sur le tableau de Tiepolo, cette foule vue de dos assistant à un spectacle invisible : « Des bleus laiteux, des vestes crème, orange éteint, des robes beiges. Une espèce de hiératisme souple dans les courbes d’épaule, les ports de têtes. La sensation que toute cette foule saisie dans l’énergie de l’instant dérivait en même temps vers un ailleurs silencieux, un espace onirique ».

Philippe Delerm. La bulle de Tiepolo. Roman. Gallimard, 119p.
Philippe Delerm, Dickens, barbe à papa et autres nourritures délectables. Gallimard, L’Arpenteur, 105p.

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