Le Passe Muraille

Pas de deux

Un texte d’amour noir inédit de Philippe Banquet

Monter au Mourre Nègre, sommet du Luberon. Les premières fois, il y a si longtemps, le nom m’évoquait l’Afrique, des statues de bois sombre étranges et hypnotiques, Léopold Sédar Senghor, Picasso, l’insolence sensuelle de Joséphine Baker, un art de la forme et des formes, abstraction charnelle, rythme et liberté. Peu à peu, le mot « Nègre » a perdu sa naïve poésie, défi aux convenances, pour s’alourdir de passé, évoquant des générations d’esclaves sacrifiés pour du sucre et des ballots de coton. Expulsé du provençal, il vient polluer insidieusement ces paysages pourtant si loin de ce malheur, et mon esprit doit faire un effort pour dissocier les significations. Non, le Mourre Nègre n’a rien de nègre, non, ici, aucun négrier n’a jamais sévi. Pourtant, mon malaise persiste. Faudra-t-il un jour renommer ce sommet ou le temps lui rendra-t-il sa signification de « Museau Noir », la connotation raciale ayant basculé dans les poubelles de l’histoire ?

En attendant, je marche, posant chaque pas dans la trace des siens.

Elle marche toujours devant.

Elle.

Elle a toujours été plus jeune. Si jeune. Elle bondissait hors de la voiture, toute fraîche dans le soleil, comme si la chaleur glissait sur sa peau blanche sans jamais l’atteindre. Je l’observais, penchée, enfilant avec précaution ses chaussures de randonnée, sérieuse, attentive au lissage précis des chaussettes, à nouer les lacets, resserrant chaque boucle pour bien mouler le pied dans le cuir protecteur, et fermant l’ensemble d’un double nœud harmonieux et efficace. Efficace, harmonieux, deux mots qui caractérisent chacun de ses gestes. Et, relevée, droite face au soleil, elle m’offrait son sourire, pour lequel je marcherais jusqu’au ciel.

Plus jeune. De plus en plus. Je me sens vieillir de la voir rester jeune. Le temps l’éloigne de moi, même si elle demeure à mes côtés. Cette lente montée en méandres vers ce sommet que nous n’avons jamais atteint, tire sur mes cuisses ; chaque pas crispe mes mollets, le pied en se posant sur la jonchée de cailloux, malgré l’épaisseur de la semelle, s’endolorit. Mon corps se raidit, je dois le rudoyer pour qu’il reprenne son équilibre et que mes yeux retrouvent l’horizon, bleu pur découpé de branches, encadré de roches, flambé de soleil. Le crissement des cigales, les cris furtifs des oiseaux, forment un brouhaha indistinct à mes oreilles, mais dont le rythme binaire s’accorde à celui du sang qui bat dans ma gorge, amplifié dans le canal de l’artère dont j’ai oublié le nom.

Elle danse. À quelques mètres de moi, son corps oscille au gré de sa marche, ses hanches balancent, promesse discrète et sensuelle de notre connivence ; son short en jean sur ses jambes fines et toujours si étonnamment blanches, m’offre en apparente innocence un secret à chaque fois redécouvert. Elle danse sur le chemin et dans mon regard, ici, là, disparaît dans le virage, pour réapparaître quand j’aurai accompli l’effort de retrouver la droite ligne de sa présence. Effort autrefois surmonté sans même y penser, du simple élan régulier de mon désir. Effort contraignant désormais mon corps et mon esprit, effort qui, de plus en plus, n’a d’autre justification que lui-même. Effort qui n’est plus tendu vers elle, mais qu’elle permet d’accepter, qu’elle soulage de l’imprévisible surgissement de son sourire. Tout s’illumine, s’ordonne, le monde reprend du sens de mon amour à nouveau déployé.

Aujourd’hui encore, sa jeunesse est au rendez-vous de mon espoir. Qu’importe ma fatigue, mon corps haletant, pris d’une mince sueur glacée, le tremblement de mes jambes, elle me regarde et je retrouve celui que je suis, au plus profond de ce simulacre de moi. Elle tourne soudain sur elle-même, étend les bras et dans ce geste enfantin et gracieux, jaillit son rire, qui s’élance, tourbillonne, entraîne en valse mon âme et l’univers entier vibre d’elle. Qu’importe, elle est là, qu’importe, j’ai atteint mon sommet, ma destination. Nous sommes ensemble, tout s’arrête et lentement disparaît, elle est là, dans le toujours de cet instant.

La montée au Mourre Nègre. Symbole de notre amour. Rien de romantique, rien d’exceptionnel, nulle démonstration, ni de force ni d’une particulière capacité. Juste le plaisir de marcher dans la même direction. De pouvoir me dire, ce que je suis en train de voir, de ressentir, d’aimer, elle l’aime, elle le ressent et le voit ; à sa façon, à sa manière, sans que je sache ni désire savoir les différences ou les points communs. Juste éprouver la qualité de notre silence et, de temps à autre, offrir un mot, un geste ou un sourire, pour approfondir notre bien commun, cet instant complice qui nous enveloppe à chaque pas, comme un cocon léger protégeant notre intimité. Marcher ensemble, chacun à son rythme, construisant notre marche, unique et double.

Le Mourre Nègre. L’amour nègre. Elle riait. Puis elle a déclaré : « Allons-y, je veux savoir à quoi ça ressemble, l’amour noir, l’Afrique en Provence ». Et nous sommes partis aussitôt, direction le pied du mont, en plein soleil de midi, juste pour prolonger l’éclat de son rire. J’ai garé la voiture en lisière d’un bosquet maigrelet, comme si l’ombre tremblante des feuilles sur la carrosserie pouvait triompher de la lumière verticale du soleil d’août. Nous avons chaussé nos souliers de randonnée, toujours à disposition dans le coffre, mis deux bouteilles d’eau dans mon sac et en marche, vers le Mont Noir. Je sifflotais un air de jazz, elle accentuait le balancement de ses hanches, deux pas devant moi, j’étais heureux. De temps en temps, elle se tournait à demi, me regardait et venait à éclore son sourire, tout léger, à peine esquissé. Que pouvais-je réclamer de plus ?

Il faisait si chaud. Même l’air remontant par instants du fond de la vallée, happé par les hauteurs et vibrant entre les buissons et les troncs tordus des arbustes, brûlait. Seul, au détour d’un sentier, un nuage de chênes pétrifiés au flanc d’une courbure résistait, un reste de fraîcheur se terrait sous les ramures basses. Elle s’asseyait alors, pliant ses cuisses lustrées d’une fine couche de transpiration, les mains sur les genoux, l’œil au loin, vers l’infini déroulé des verts et bruns sous le bleu sans nuance. Je me posais à ses côtés, sans grâce, glissais le sac devant moi et en sortais une bouteille d’eau que je lui tendais. Elle buvait au goulot, une franche et courte rasade, s’essuyait les lèvres et me rendait la bouteille. Après avoir bu, je soulevais mon tee-shirt pour tenter d’attraper un peu de frais, le sentir glisser sur mon dos ruisselant du contact prolongé du sac. Elle ne parlait pas, sa respiration s’apaisait, son souffle redevenait progressivement silencieux, ses yeux s’ouvraient, comme agrandis, pour prendre la mesure de ce spectacle immobile qui tremblait devant nous à travers le rideau d’air chaud. Les cigales donnaient le rythme, un oiseau tentait quelques mesures d’improvisations, reprises par d’autres chants, aigus ou graves, mélodieux ou claquants, comme un combo de jazz issu de nulle part. L’Afrique provençale, ou l’Amérique ? Sud pour Sud, me venaient des lambeaux d’histoires, Flannery O’Connor se mêlait à Faulkner, dans une pulsation souterraine soulevée vers l’Ouest par Kerouac. Je transportais dans ma tête lectures, rêves, et l’image d’elle ordonnait l’ensemble, donnant le la de cette rhapsodie de soleil et de bleu.

C’est ainsi que naquit le pacte, ce premier jour de trop de chaleur qui nous vit rebrousser chemin, heureux et apaisés d’avoir décidé de ne pas nous imposer le circuit prévu, balisé, puisqu’il ne nous convenait pas : nous n’irions pas au bout, laissant le Mourre Nègre flotter imprécis dans nos rêves. D’un accord implicite et silencieux, nous nous sommes levés de notre dernière halte et le chaloupé de ses pas entama la descente, tandis que la blancheur de ses cuisses et le bleu de son short, animé de l’impertinent frisson de ses fesses, dessinaient le drapeau de notre liberté.

J’ai tellement de mal à marcher, aujourd’hui. Chaque pas vacille, mon pied hésite avant de se poser, comme s’il craignait les cailloux ; la semelle du soulier ne les force plus à s’aplanir du poids ferme de mon corps, elle oscille et balance de côté en glissant entre les pierres rondes, accrochée par les saillies pointues qui viennent heurter la plante du pied ; je suis sans équilibre. Mais je la vois, devant moi, patiente. Son sourire m’appelle, je peux encore avancer. Alors, avance, me dis-je, et ma jambe se soulève à nouveau, j’avance.

Je n’ai pas faim. Pourtant je ne crois pas avoir déjeuné tout à l’heure, ni à l’ombre tremblotante d’un bouquet d’arbustes, ni sous la chape brûlante posée sur mes épaules par le soleil. Autrefois, nous partagions de délicieux encas qu’elle improvisait juste avant le départ en piochant dans nos provisions : jambon cru ou bœuf séché, fromage à pâte cuite -peu importait le genre – une petite boîte de maïs pour chacun, un concombre, quelques tomates fermes et des fruits, oh, surtout des fruits, pêches choisies à peine mûres, abricots, poires ou pommes acidulées. Nous prenions le pain en route, chez un boulanger de campagne. Elle décidait toujours de l’heure et du lieu de la pause, se figeant soudain, laissant glisser son sac le long de son buste, le rattrapant pour le poser délicatement à ses pieds, et commençait le ravissement de partager nos victuailles, assis côte à côte, dégustant les saveurs franches mêlées aux parfums de la garrigue et à la sérénité du paysage sous le battement entêté des cigales. Puis, les minutes rougeoyantes, quand nous restions couchés, les paupières fermées face au ciel, ou ouvrant les yeux au plein bleu bordé du vert végétal, unissant notre silence.

Dans l’armoire normande d’une chambre qui fut nôtre, je ne sais où,  une boîte contient quelques cartes IGN, mon couteau Laguiole et un chapeau. Son chapeau, ajouré finement pour laisser passer un peu d’air et empêcher la chaleur de transformer le coton épais en casque de sueur. Pendant longtemps, elle est allée nu-tête, insouciante et bravant le soleil, se contentant de mouiller ses cheveux de temps à autre. Un jour que nous avions marché trop longtemps, montant un sentier dénudé, en plein midi, plaqués au sol par l’absence d’ombre, elle noua un tissu sur sa tête. Au marché suivant, elle parcourut les étals jusqu’à trouver une marchande assez charmante pour la convaincre que ce chapeau serait désormais le sien, d’un vert légèrement acidulé, bannière flottant devant mes yeux comme les couleurs de notre amour.

Elle ne porte plus ce chapeau. Ses cheveux courts et noirs luisent dans l’ombre des chemins et se lustrent au soleil. Elle ne semble plus sensible à la chaleur, je ne sais pas pourquoi. Mes cheveux sont blancs, clairsemés, est-ce d’être restés trop longtemps sous mon chapeau de toile à larges bords, moi, demeuré le plus prudent des deux, le raisonnable, en contrepoids de son éclatante fantaisie ? Elle défie le temps, le soleil, le monde entier peut-être, tandis que nous gravissons une fois de plus la lente montée de notre complicité.

Il y a longtemps que nous ne nous soucions plus des traits de peinture qui guidaient nos pérégrinations. La marche au Mourre Nègre a fini par se graver en nous, comme une partition difficile que nous avons d’abord déchiffrée, puis que nous avons lentement, patiemment intégrée, structurant notre progression tout en nous autorisant désormais de menues variations, des improvisations entre deux mesures, parfois même quelques dissonances au cœur de nos accords. Dans une randonnée nouvelle, il nous faudrait suivre les repères et ceux qui les ont tracés. Les guetter, scruter bois et pierres pour pouvoir annoncer « Jaune !» ou « Rouge blanc ! », d’un ton entendu, quelquefois triomphant et soulagé parfois, quand la piste s’était estompée au milieu des étendues de pierraille ou des bosquets épineux et qu’une vague inquiétude risquait de gâter notre plaisir.

Il se fait tard. Le soleil frôle le sommet des lointaines montagnes, sa lumière adoucit les roches abruptes, coule d’orange et de rose l’étendue des forêts ; la chaleur reflue, son poids sur mes épaules diminue. J’ai les jambes raides, le genou douloureux, mes mollets se contractent à contretemps du mouvement, je me sens fatigué. Je distingue sa silhouette, dans les ombres grandissantes qui allongent le chemin, elle s’est arrêtée, là-haut, elle m’offre un sourire immobile, en forme d’au-revoir, avant de se retourner et de prestement se glisser dans le tournant du sentier pour disparaître. Á tout à l’heure ! Elle continue sans moi, mais je sais qu’à la nuit tombée, comme chaque soir, quand j’aurai fermé les yeux, elle se couchera près de moi. Je sentirai la douceur de sa présence se lover contre moi, et je pourrai m’endormir dans notre amour, pour traverser ensemble encore une autre nuit.

– Monsieur, monsieur. Il se fait tard, vous vous êtes bien promené, il faut rentrer maintenant. Je vous ramène à votre chambre. C’est l’heure du dîner, les autres pensionnaires nous attendent.

Ph.B.

 

5 Comments

  • Joël et Josette dit :

    Quelle allégorie ! Quelle poésie ! Nous qui avons encore la chance d’être deux, vieux mais deux, nous nous sommes revus sur les pentes herbeuses fleuries. Après lecture, « IL » m’a dit tout à l’heure : ma chérie, c’est exactement nous, n’est-ce pas ?
    Alors merci pour cette ode à la nature et à l’amour ! Merci !

  • Lacroix Sylvie dit :

    Lumineuse comme l’été, mélancolique comme l’inéluctable déclin. !
    Tu nous emmènes avec tes héros sur les chemins rocailleux; comme la vie?

  • MARTHA LANGER dit :

    Who would not give and arm or a leg to receive such a poem of true love!

  • Ysab Camari dit :

    Quelle belle allégorie.. Et tout autant une jolie déclaration.. Avec une fin qui ne trompera pas le lecteur !
    Magnifique.

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