Paroles d’artistes, ou le métier vécu
D’Alain Cavalier à Werner Schroeter
ou Pier Paolo Pasolini…
par Livia Mattei
Il est toujours intéressant, voire émouvant, d’entendre un artisan ou un artiste parler de son métier ou de son art.
On se rappelle, touchant à la perfection du genre, la série des Portraits d’artisanes parisiennes réalisés en plans-fixes de 13 minutes chacun par Alain Cavalier qui a su rendre, par l’image et la parole, l’état de civilisation – au sens d’un savoir-faire ancestral complet – du travail artisanal en ses multiples pratiques.
De la matelassière à la fileuse, en passant par la bouquetière, la canneuse et tant d’autres femmes s’exprimant avec la même précision et les mots appropriés à chaque tour de main, apparaissaient autant de figures populaire réalisant ce qu’on peut dire, sans exagérer l’aristocratie naturelle.
Dans l’orbe apparemment plus raffiné de l’opéra, les artistes lyriques de divers âges répondant aux questions de Werner Schroeter sur l’amour, la tragédie, les relations entre l’art et la vie, ou l’art et la mort, dans l’extraordinaire « documentaire » intitulé Poussières d’amour, en disent plus que tous les discours savants ou critiques.
Lorsque Martha Mödl, soprano de plus de 80 ans, détaille tel air de la Dame de pique de Tchaïkovski (« Je crains de lui parler la nuit »…) avec toute l’émotion qu’ajoutent ses traits et ses mains à la modulation parfaite de chaque mot, (« Je sens mon coeur qui bat, qui bat,/ je ne sais pas pourquoi »), ou lorsque la diva noire Gail Gilmore fait tonner Wagner dans Lohengrin (« Entweihte Götter steht bei mir / dass glücklich meine Rache sei ! »), les voix incarnées de la douceur ou de la véhémence font image, si l’on peut dire, autant que les plans en constant contrepoint font mélodie, dans une fusion que ne rompent ni les dialogues complices ni les très émouvants retours en arrière – telle la séquence finale durant laquelle Anita Cerquetti, cinquante ans après son propre enregistrement, chante en duo avec elle-même le Casta diva de Bellini, dans Norma…
On n’est plus ici dans le cercle snob ou pincé des spécialistes imbus de leur culture, mais dans la profonde humanité des voix qui fait de Nina Simone la soeur de Maria Callas ou des choeurs wagnériens les cousins des voix roumaines…
Le parfum des couleurs
Quant au chant des couleurs, le poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini l’évoque mieux qu’aucun critique spécialisé dans l’extrait du scénario de La ricotta consacré à La Déposition de Pontormo, génie baroque de sa préférence dès ses jeunes années: « Si vos prenez des pavots sauvages, abandonnés dans la lumière solaire d’un après-midi mélancolique, quand rien ne parle (« parce que nulle femme jamais ne chanta – à trois heures de l’après-midi »), dans une touffeur de cimetière, si vous les prenez, donc, et les pilez, il en sort un suc qui sèche aussitôt; alors, mouillez-le un peu, sur une toile blanche très propre, et demandez à un enfant de passer un doigt humide sur ce liquide: au centre de la trace du doigt va émerger un rouge très pâle,presque rose, resplendissant pourtant grâce à la blancheur du linge lavé qui est sous lui; mais sur les bords des traces se concentrera un filet d’un rouge violent et précieux, presque pas décoloré; il séchera immédiatement, deviendra opaque, comme au-dessus d’une couche de chaux… Mais c’est proprement à travers sa décoloration de papier qu’il conservera, bien que mort, son rouge vif. Voilà pour le rouge »
Et le vert, demandera-t-on naturellement ?
« Le vert, c’est le bleu des feuilles des bassins (…)Les feuilles se tiennent immobiles sous la surface de l’eau, et se font toujours plus bleues, jusqu’à devenir vertes ».
Ou c’est Thierry Vernet, en juillet 1992, un an avant sa mort, dans son journal: « Rentré peinard à la maison, ensuite Paris me sautait à la figure. Que les jours que je vis maintenant sont intenses ! Intenses en densité, en profondeur, toute les couleurs sont belles, ils y a des noirs profonds sous les voitures. Peindre tout ça »…
De la compétence
Dans ses Ecrits sur la peinture, Pier Paolo Pasolini n’a pas de mots assez durs pour qualifier la superficialité de la critique en matière de cinéma, qu’on pourrait étendre aujourd’hui à la critique littéraire, qu’elle soit médiatique ou universitaire.
Si l’on excepte en effet quelques figures de ce qu’on pourrait dire la grande Université, tels un Pietro Citati, un George Steiner, un Claudio Magris ou un Marc Fumaroli, notamment, la critique actuelle d’extraction académique, malgré ses prétentions savantasses pseudo-scientifiques et ses doctes postures rappelant le pionnicat sorbonnagre de Rabelais, ne dit guère plus aujourd’hui, sur la littérature vivante ou les arts, que celle qui répand son piapia sur le papier, les ondes ou la Toile.
Ce qu’écrit Pasolini sur les sources picturales de son oeuvre cinématographique, et ce qu’on pourrait dire des sources littéraires ou hollywoodiennes des films de Rainer Werner Fassbinder, devrait se prolonger aujourd’hui, sur le même axe d’une critique comparatiste, à propos des sources lyriques, poétiques, cinématographiques, multiculturelles et multilingues de l’oeuvre de l’Artiste par excellence que fut Werner Schroeter.
Aux incompétents à vernis idéologique ou préjugés culturels qui le taxeraient d’élitisme décadent, un seul argument à opposer: sa compétence.
Un seul conseil à la lectrice ou au lecteur de bonne foi: regarder attentivement, en marge de la projection de Diese Nacht, tiré de Nuit de chien du romancier uruguayen Juan Carlos Onetti, le supplément consacré à la synchronisation de ce film saisissant où, une séquence après l’autre, avec un soin infini et une patience-impatience d’ange-démon, le réalisateur travaille avec les acteurs.
Passant de l’allemand à l’anglais ou du français à l’italien, le réalisateur vit le cinéma comme on voit qu’il vit l’opéra en chantant lui-même les scènes qu’il fait répéter à ses divas dans Poussières d’amour. Et ses amours à lui sont aussi de la partie, à tout moment, sa passion et ses désirs – sa crainte et ses tremblements devant la mort qui s’avance, que l’Art sublime…
Or l’attitude, à la fois humble et bonnement implacable de Werner Schroeter, devant le travail, me rappelle enfin ces mots de l’écrivain alémanique Ludwig Hohl: « Le vrai travail serait comme la mélodie d’un orgue, si cette mélodie pouvait susciter d’autre sorgues, et des orgues toujours plus grandes. Mais comment cela se peut-il que tout cela, subitement, finisse par la mort ? Cela ne finit pas du tout. Car travailler, c’est, toujours davantage, ne pas mourir; c’est se rattacher au tout. Travailler n’est rien d’autre que traduire ce qui meurt en ce qui continue ».
L.M.
Werner Schroeter, Abfallprodukte der Liebe. Poussières d’amour. DVD 451.
Pier Paolo Pasolini. Ecrits sur la peinture. Editions Carré, 1997.
Werner Schroeter. Die Nacht. Nuit de chien. DVD 451.
Ludwig Hohl. Notes. De la réconciliation non-prématurée. L’Age d’Homme.
Merci pour ce très bel article