Le Passe Muraille

Par-dessus les débris du mur

Carnet nomade en Pologne,

par René Zahnd

Le train traverse la plaine. A l’horizon s’élèvent de douces collines, entre lesquelles il serpente bientôt, se glissant en grinçant, convoi brinquebalant qui gémit de toutes ses jointures. Le soleil donne leur éclat aux ors et aux rouges du paysage d’automne. Il y a le miroir des lacs, le rai des rivières et les troncs de bouleaux si blancs qu’ils paraissent des pages offertes aux poèmes du vent et de la lumière. En fin de ligne se trouve Jelenia Góra, petite ville au cœur des Carpathes, au bout du monde. Sous la lumière rasante de la fin du jour, j’ai marché dans une gare de triage abandonnée. De l’herbe a poussé entre les rails, dressant ses frêles barreaux autour des machines. Oubliés là, les engins de chantier ferroviaire, les locomotives, les wagons parfois habités semblent résignés à l’hiver. Les monstres de métal sont les reliques d’ une civilisation morte. Empire de rouille et de silence. Le temps est suspendu. J’ai bien regardé si le cheminot au loin n’était pas le fantôme de Tarkovski.

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Varsovie, Rynek Starego Miasta. La place du marché vit son habituelle activité de va-et- vient. Dans un coin, un vieux type digne vend des trésors: étuis à cigarettes en argent, icônes russes, et un violon qu’il fait quelquefois résonner, lorsque des gens de passage s’ y intéressent. Et puis un regard sur une affiche: immense, démesuré, il se plante au cœur de la vie devant lui, comme pour en mesurer une fois encore l’incompréhensible folie.

 

Ce sont les yeux de Witkacy – entendez le génial Stanislaw Ignacy Wietkiewicz. Le musée littéraire présente certaines de ses peintures. Il n’ y a personne dans la petite salle. Seule une gardienne est là, au cœur des portraits, prise sous le feu croisé des regards. Son uniforme gris est cerné par une exubérance de couleurs. Lorsque je suis entré, elle était assise face à un autoportrait. Immobile, elle le fixait, les yeux dans les yeux. J’aurais donné cher pour savoir ce qu’ils se disaient.

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Whisky, Monsieur ? Non: vodka. Lumières scintillantes à dominante rouge, musique assourdissante. Hommes d’affaires étrangers, négociants de tout poil, quelques touristes aussi, et surtout des yuppies polonais parfumés à l’argent frais se collent en grappes autour du bar circulaire. Le comptoir de ce dernier accuse une largeur inhabituelle. Et pour cause. Changement d’ atmosphère. Une voix annonce Suzy. Applaudissements fatigués. Rythm’n blues. Elle apparaît bientôt, Suzy, debout sur le bar, et commence à aller et venir, suivant une chorégraphie primaire. Tous les strip-tease du monde se ressemblent. Après deux filles, je ne lève plus les yeux. Alors je ne vois plus que des chaussures à talons et des chevilles plus ou moins élégantes qui passent et repassent à vingt centimètres de mon verre.

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Au centre de Varsovie se dresse le Palais de la culture. Trente- huit étages d’une laideur prétentieuse, offerts par le «Grand Frère» et achevés en 1958. Dans le parc, tout autour, s’étend un vaste marché. On y trouve des cosmétiques, des jouets, des fringues italiennes, des chaus- sures, de vraies fausses montres, du fatras audio-visuel, des uni- formes de l’ armée soviétique et autres dépouilles de l’ Histoire. Les échoppes sont proprettes, bien rangées. On négocie en zloty ou en dollar. Il y a des bureaux de change, quelques bars où grignoter sur le pouce.

 

 

Au printemps de cette même année, les abords du Palais de la culture étaient voués au chaos. Biélorusses, Ukrainiens, Polonais cherchaient à y écouler leur maigre superflu: fouillis de babioles étalées le plus souvent sur du papier journal, à même le sol. Ces marchés sauvages ont été repoussés dans les terrains vagues de banlieue. En un été, autour du monument stalinien, on a passé du système D au système B, comme business.

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Elle pourrait s’appeler Elzbieta. Elle se tient appuyée contre le rebord d’ une vitrine. Quel âge peut-elle avoir ? Soixante, septante… Un fichu encadre son visage indifférent: on n’y lit rien que l’attente, une forme de patience résignée. Les yeux, d’ailleurs ne bougent pas. Je la vois tous les jours sur ce même trottoir, soir et matin. Chaque fois, j’éprouve la sensation effrayante que jamais je ne pourrais com- prendre qui elle est, comment elle vit, ce qu’elle a traversé. Sa mémoire me fait peur. Son immo- bilité aussi.

Dans la même rue fleurit le printemps du libéralisme: boutiques d’informatique, clinquants fast-foods, magasins de Hi-Fi, concessionnaires de ceci ou de cela. Le capitalisme en marche.

Elzbieta fait comme si elle ne voyait rien de ce basculement, qui transforme V arsovie en jungle économique. A la main, elle tient trois roses qu’elle cherche à vendre pour quelques sous, soir et matin.

***

Nous marchons dans le crachin froid de la nuit de Poznan. De loin en loin, une enseigne lumineuse troue l’ obscurité. Des voitures passent à toute allure, et aussi des trams. Nous parlons. Ryszard est poète. Alors nous parlons de l’histoire, de la folie des hommes, des limites de l’ aide humanitaire et des soutiens économiques, du poids des mots dans ce tourbillon. Nous parlons des auteurs que nous aimons, et aussi des livres à faire. Pendant vingt ans Ryszard a écrit pour effriter le mur qui l’emprisonnait, lui et des millions d’ autres. Maintenant le mur s’est écroulé. Et par dessus ses débris, il faut parler, s’écouter. Il y a une nécessité du dialogue. Il y a même une forme de dialogue à inventer, des expériences et des rêves à partager. L’avenir est en jeu. Quand Ryszard s’éloigne, la ville paraît déserte. Un léger brouillard fait naître des nimbes autour des réverbères orange, le long de la grande avenue.

R. Z.

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