Le Passe Muraille

Offre et demande

Inédit en quarantaine,

par Antonin Moeri

Un professionnel de la Com-Comp (communication-comportement) se dispose à jouer une partition aux motifs déterminants. Il prend calmement son temps avant de bondir dans l’aquilon, avant de se lancer sur les flots d’un prêche véhément.

C’est à un auteur cramponné à son désir qu’il s’adresse, un auteur émotif et vulnérable qui, pour je ne sais quelle raison, aurait pris la grosse tête ces derniers temps, qui voudrait enfin recevoir une couronne de lauriers, qui brûle de découvrir l’ivresse des cimes, qui rêve d’entrer un jour dans le ballet des gros thons nageant dans l’océan des Rages de lire et qui, contre vents et marées, entend émerger du lot en terminant sa course sur l’écran plasma posé au milieu de la table basse d’une chère, ô combien chère inconnue.

«Es-tu cette fois prêt à composer avec les exigences du marché? La plupart de tes amis savent ce que sont désormais les rapports de force, les zones, les réseaux; ils ont compris que, pour réussir, il fallait avaler quelques anguilles. Ton amour de la littérature et du style ne va jamais suffire à te propulser sous les sunlights. Tu te demandes à juste titre comment faire pour entrer dans le circuit de l’offre et de la demande. C’est pas si compliqué, il suffit d’écouter tes amis qui te mettent en garde: Tu verras bien, coco, quand ton livre sera publié, personne n’en parlera parce que tu ne te démènes pas, parce que tu ne saisis pas ton portable… oui, je te reçois cinq sur cinq… j’ai quelque chose à te demander… faut agiter la cloche, même si t’es dans une posture peu confortable… même si t’as pas fini de remonter ton pantalon… les gens ne vont pas venir vers toi si tu ne leur fais pas signe! Faut les harceler! Le petit appareil grésillant est fait pour ça! Il n’est pas fait pour philosopher ou rêvasser ou battre la campagne, il n’a pas été conçu pour les fines arguties, pour le babillage sans queue ni tête, pour les confessions émouvantes. Du concret mon p’tit gars, de la ruse de Sioux, tu vas pas passer ta vie dans la parfaite humilité, loin des étals et des vitrines éclairées jusque tard dans la nuit. C’est claironner qu’il faut sans te soucier de l’autre. Si tu ne t’imposes pas, il y en a trente ou cent qui attendent derrière la porte pour te coiffer au poteau comme on dit. Alors n’attends pas! Ne végète pas sur ta chaise à roulettes! Sinon, les impatients vont se dire: Est-ce que ce mec mérite qu’on se déplace, qu’on achète son bouquin? De quoi parle-t-il d’ailleurs dans son bouquin? De lui-même pour changer, de son double orné d’un plumet vert, du lac immobile, des mouettes rieuses et des jeunes filles en fleurs, du temps qui passe et de King Charles Spaniels, de vestes de pyjamas et de douces rêveries, de mer glacée et de silence, de cieux brumeux et de musique andalouse… faudrait qu’il se ravise, qu’il se procure un nouveau disque ou un autre logiciel, c’est vraiment un monomaniaque, un psychorigide, il n’a qu’à crever doucement dans sa répugnante niche, dans l’infinie tristesse de son terrier arraché au sol récalcitrant à force de gratter, mordre, trépigner, pousser… Alors coco, késaco? Tu fais quoi? T’attends les admiratrices? T’attends Go-Go-Godot?» demande le professionnel de la Com-Comp d’une voix flexible et en passant lentement sa main dans ses mèches aux jolies nuances caramel.

S’il affiche un air aussi serein, c’est parce que le pro de la Com-Comp sait exactement ce qui est utile et désirable à la fois. Il sait joindre l’inexorable à l’agréable. Pour lui, le ciel est toujours sans nuages. Il a développé une compétence: ouvrir aux autres la porte du jardin clos où un refrain résonne comme l’écho lointain de la voix qui nous a bercés, du corps où nous avons séjourné. Il a conçu son programme dans le but de faire voler à haute altitude les oiseaux qui lui sont confiés et auxquels il apprend à choisir la route de l’audace plutôt que le sentier du doute ou le chemin du scrupule.

«T’as pas de followers parce que tu ne couvres pas de roses tes fervents inconditionnels, parce que tu ne les prends pas par le bout des phalanges, parce que tu ne les caresses pas dans le sens du crin fourchu. Résultat des courses: un as du bic esseulé au fond d’une petite librairie, un auteur comique qui a englouti tant de classiques, de Rabelais au monstre de Meudon en passant par le roman russe, la commedia dell’arte et le théâtre anglais, un funambule jouant avec les sonorités et qui ricane bêtement en se grattant le front, les oreilles et les flancs, qui se demande ce qu’il fout là, dans ce petit commerce, s’il ne ferait pas mieux de rentrer chez lui pour retrouver ce que Montaigne appelait sa librairie, pièce aux murs couverts de citations tirées de l’Ecclésiaste, des Psaumes, d’Homère ou de Sophocle… Eh bien mon gars», enchaîne le pro de la Com-Comp dans un élan ininterruptible, ses certitudes vissées au cortex préfrontal, «c’est de ta faute, oui, exactement, de… TA!… faute! C’est pourtant une boulette que tu pourrais corriger sans trop te fatiguer, un égarement peu rentable, car ce n’est pas ton diffuseur – il préfère les autrices – qui va t’amener du monde; ah, mais tu peux te réjouir pour le jeudi de la semaine prochaine, ce sera une semaine après ton opération de l’oeil, pourvu que tu aies les bonnes lunettes pour lire ta prose que plus personne ne semble vouloir ni entendre ni acheter ni lire… Eh, moustique! Eh, microbe! Pour qui te prends-tu? Redresse- toi! Avale le matin des graines de chia, des kiwis, des jus de grenade et de canneberge au lieu d’absorber tes épouvantables croissants au beurre que tu adores. Regarde autour de toi quand tu marches dans la rue, va voir les films les plus récents, télécharge les applis les plus indispensables, prends conscience de la mutation du monde, des évolutions irréversibles! Tu ne peux plus plastronner avec tes cheveux durs, hérissés comme les poils d’une brosse, tes petites rides dans le coin du nez et tes grandes péniches en guise de pieds. Je sais pas comment tu envisages de retenir l’attention des quelques dames qui prendront la peine de se déplacer jeudi de la semaine prochaine jusqu’à la librairie Azimuts. Tu ne passes plus que rarement à la radio, on ne voit plus ta bobine dans les journaux. Comment veux-tu que les gens qui te connaissent sachent que tu sors un livre? C’est le hic, bibi, faudra t’y faire, ou alors tu abandonnes la course… ce serait plus simple pour toi… T’aurais moins mal à la tête, tu te lèverais avec plus d’entrain le matin, t’aurais plus d’appétit, tu digérerais mieux les bouts de poissons que tu avales avec ou sans sauce, avec ou sans citron, avec ou sans sel, avec ou sans curcuma, tu serais plus généreux avec les autres, tu ouvrirais ton crapaud plus souvent au bistrot, tu te rendrais enfin compte qu’il y a des causes à défendre, des malheurs à surmonter, des malades à guérir, des chants à composer, des thérapies à suivre, de délicieux apéritifs à savourer sur le balcon des séraphins empennés, des projets à lancer dans le domaine de l’alimentation, des fêtes à prévoir dans les quartiers, un Brave New World à envisager sérieusement, résolument, ici et maintenant… alors quoi! T’es pas d’accord avec moi? Espèce de rat, larve à plis, renard en caleçon à coque souple, lève ta trompe, prends ton i-Phone sécurisé et marche! Que diable! On aura tout vu!»

Les mots du professionnel de la Com-Comp tanguent de plus en plus. L’homme est en sève. Ayant été nourri au sein dur du risk taking, il aime s’aventurer d’un bon pied dans les friches à reconquérir. Il veut que ses possibles clients fassent voile vers le pays fastueux dont il fait flamboyer les mille fanaux. Le nid de lumière qu’un turbo-plafonnier pourrait répandre, il s’en octroie tous les pouvoirs.

«Haut les coeurs! T’es pas né au bon endroit! Dans la bonne famille! Sous le bon soleil! T’as pas fréquenté les bonnes écoles! Est-ce que tu m’entends? Fais pas semblant de regarder par la fenêtre! De baisser tes grandes paupières roses! Je me demande s’il te reste une petite chance de monter sur l’estrade, de retenir l’attention, de charmer le monde. Te voilà bien essoufflé! Cherche pas midi à quatorze heures! T’as tout d’un étron à la dérive! Un grand coup d’optimisme te ferait un sacré bien! Ah si seulement tu pouvais cesser de… oui… cesser de te prendre pour je ne sais qui ou je ne sais quoi… un fils de lord, un élu tout en or, un dragon impérial… T’aurais pas cet air ahuri, ce regard de nigaud, cette allure de gnou en fin de course! C’est à force de rognonner que tu perds tes cheveux, retiens l’eau et fixes le bitume! Alors qu’il y a tant de choses à voir, à sentir, à découvrir, à étreindre, à déguster!»

Décidément, le pro de la Com-Comp est inarrêtable, bolide sur sa lancée, tellement persuasif que l’auteur ayant pris la grosse tête ces derniers temps le regarde maintenant avec des yeux sortant peu à peu des orbites, des yeux injectés de sang sur les bords à cause du chaudron qui s’est mis à bouillonner dans son ventre, des flammes qui commencent à calciner sa rate, de l’huile bouillante qui va couler dans ses viscères. Cette fois, l’auteur hirsute tend non seulement les deux oreilles mais également le cou, et avec une telle force que les muscles en jaillissent par faisceaux ultra-tendus. On ne sait plus si le professionnel de la Com-Comp cite les paroles des amis de l’auteur ayant pris la grosse tête ou s’il profère son propre discours. Mais cela n’a plus guère d’importance, car la grosse tête de l’auteur a tendance à se réduire.

«Tu ne voudrais pas, par hasard, croire à quelque chose, rejoindre un groupe, une assoce, un cénacle? Je sais pas, moi, ce que je pourrais faire pour toi: téléphoner à ton diffuseur, à des journalistes, à des universitaires, à des directeurs de théâtre, à des organisateurs d’événements, au patron des librairies Bonaffé, à une présentatrice de téléjournal, à des membres de jurys littéraires! Pauvre vieux, j’aimerais tellement pouvoir t’aider! Tu me fais pitié! Ah si seulement je pouvais faire reluire tes élytres de bousier cornu, si seulement tu pouvais croire tout ce qu’on te raconte, si seulement tu pouvais te voir Jupiter dans le miroir des aubes à dévorer d’un oeil ardent! Ah j’en perds le souffle, la voix et l’envie, je m’demande d’ailleurs si j’me nique pas la santé à vouloir te redresser! Qui vivra verra! Tu n’aspires tout de même pas au repos de la tombe! Ta vie n’est pas une agonie sans fin! T’es encore capable de réagir! La vie des mondes t’intéresse encore! T’as pas fini de régler tes comptes! T’es pas envoûté que je sache! Ton système nerveux sympathique n’est pas tout à fait délabré! Tiens, tu redresses tout à coup ton dos voûté! Monsieur aime les termes médicaux! Ils doivent te rappeler quelque chose! Mais ne crains rien! Je sais ce dont tu as besoin! Essaie d’imaginer ce que les autres attendent de toi! Essaie de ressembler à ce que veut la foule! Rejoins le troupeau! Ce sera tout bénèfe pour toi! En captant le désir des individus, tu accèderas enfin à ce fameux marché qui te fait baver d’envie. Car il faut bien reconnaître l’évidence: la vente, le chiffre, y a que ça! Alors ne réfléchis pas trop! Vas-y, coco, fougueusement et sans crainte du danger! Fonce bourrique!!! Sans quoi tout le monde va zapper! Et il ne restera de toi qu’une fleur oubliée au bord du chemin, un bouton d’or rapidement fané. Il ne restera de toi qu’une larme tombée sur tes ailes de vieil hibou des marais. Il ne restera de toi qu’un sourire germé sur ta face blanche, amaigrie, de clown quittant la scène sous les huées d’un public très remonté, déçu, écoeuré!»

La tête de l’auteur a tellement rétréci au cours de ce nécessaire recadrage qu’on se demande si le pro de la Com- Comp n’est pas un sorcier. Nous aimerions préciser que les sourcils, le nez, les lèvres, les oreilles (de l’auteur qui se croit supérieur aux autres) furent préservés au cours de ce rappel à l’ordre marchand, ultime tentative de ramener le récalcitrant sur un rail profilé top. Pour barrer la route aux esprits vengeurs, aux mouvements de rébellion et de colère, la bouche est soigneusement cousue. Il ne reste qu’à peindre la peau en noir pour que l’âme du personnage soit plongée dans l’obscurité pour l’éternité. Il ne reste qu’à emporter cette caboche dans la forêt pour qu’elle y subisse une première célébration. Un trou sera effectué sur le haut du crâne pour que du sable chaud y soit versé et que cette tronche trouve enfin sa grosseur définitive: celle du poing.

A.M.

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