Le Passe Muraille

Nomades du grand rêve

 

Deux ahuris sublimes made in Switzerland, Louis Soutter et Robert Walser,

par Antonin Moeri

Je voulais voir les oeuvres d’un peintre né le même jour que moi. Pour accéder aux salles où les pièces de Louis Soutter étaient exposées, je dus me faufiler entre des piles de boîtes de biscuits légèrement rouillées, contenant les cendres de Valaisans défunts. Je demandai à l’agent de sécurité une explication: «Vous savez, c’est expliqué dans un livre mais je crois que l’ artiste veut nous rappeler que les Suisses n’ont pas connu Treblinka.»

Je fus troublé. J’ ai imaginé Louis Soutter marchant en compagnie de Robert Walser sur une route asphaltée de la Suisse profonde, alors que la guerre faisait rage un peu plus loin. Je les ai vus entrer dans une auberge d’ Appenzell ou du Jura, je ne sais plus, l’ image s’ étant estompée dans ma tête au profit de l’idée qui s’imposa: cette Helvétie par ailleurs si terne a donné le jour à une catégorie d’ artistes qu’on ne trouve nulle part ailleurs: ça va de Ulrich Bräker à Ludwig Hohl, en passant par Thomas  Platter, Conrad Ferdinand Meyer, Robert Walser, Louis Soutter, Blaise Cendrars etc.

Ces gens avaient un grain, comme on dit, ils étaient allumés, ils étaient déjantés. Vous me direz: on trouve des originaux un peu partout, en Provence, à Vienne ou au Colorado. C’est vrai. Mais ce ne sont pas tout à fait les mêmes. Robert Walser illustre à merveille ce genre de sublimes dingos helvètes. Il promenait sur les chemins écartés de Suisse orientale l’ originalité la plus furieuse qui se pût imaginer lorsque Carl Seelig lui rendit visite au milieu des années trente.

Déclaré malade mental, interné dans un hospice de Herisau, Robert passe ses matinées à plier des cartons pour la poste, il ne songe plus à ces belles histoires qu’il avait écrites «exactement comme le paysan sème, fauche, greffe, nourrit le bétail et épand le fumier, par sens du devoir et pour gagner sa croûte». Mais il parle des livres qu’il aime: ceux de Lessing, Eichendorff, Kleist, Bräker, Keller, C. F. Meyer, Heine, Büchner, Dostoïevski… Ses critiques sont précises, incisives, hardies. Elles signalent un esprit fort, libre et clairvoyant.

Déclaré asthénique, placé dans un asile à Ballaigues, village isolé près de la frontière française, Louis Soutter fixe de ses petits yeux de campagnol la pointe du néant. Il a conservé son violon de Crémone, moyen unique de retrouver la musique, remède unique contre la mort qui lui pince continuellement la gorge ou les reins. Il se souvient des soirées endiablées en compagnie de son vénéré maître Ysaïe. Cerné par les plus épaisses ténèbres, tourmenté de pressentiments horribles, il trempe son doigt dans l’encre noire pour donner une forme inquiétante à un rêve de férocité et de langueur. Il promène sur les chemins de traverse une étrange silhouette de vieil acteur brisé qui surprendra beaucoup Le Corbusier et Giono venus le trouver au milieu des années trente.

Pour ces deux déconcertants nomades de l’Absolu, la trajectoire, pourrait-on dire, fut inversée. Le voyage au bout de la nuit prit fin pour l’un au seuil de l’hospice, il commença pour l’autre au seuil de l’asile. Et puis, il faut le préciser, le paradis des phrases allègres de Robert n’a rien à voir avec les représentations à la fois fantomatiques et déchirées de Louis. Or les deux univers sont établis sous le signe de l’ambiguïté. Ce refus de fixer un sens définitif leur confère une dimension énigmatique qui impose au lecteur ou au spectateur un abandon de ses certitudes, de ses préjugés, de ses idées reçues. Nous sommes mis en demeure de poser sur les choses du dedans et sur celles du dehors un regard neuf, celui que le premier homme posa sur les roches, le sable et les éclairs, à l’aube du monde.

C’ est dans un état intermédiaire entre fièvre et absence que ces deux visionnaires ont créé leur île intérieure, construit leur opéra fabuleux peuplé de fées aux doigts frêles, de spectres hilares, d’ ombres chinoises, de rêveurs impénitents, de revenants, de femmes froides ou Dessin de Louis Soutter dévoratrices, de figures tentaculaires, de voyous améliorés, de garçons obnubilés par le rougeoiement des astres, la douceur des mousses laineuses, l’exquise senteurs des épiceries et les sujets très naïfs des tapisseries. Hallucination des mots et des lignes, rythmes instinctifs, images vacillantes, tremblées ou troublées, irradiées par le grand rêve d’extirper de ce siècles hideux quelques arabesques enivrantes, quelques fleurs d’allégresse ou quelques hiéroglyphes immaculés.

Naïveté, innocence, instinct, joie surnaturelle sont des termes que les mandarins de la littérature n’aiment pas qu’on prononce. N’éprouvant aucune émotion et détestant toute forme de transcendance, ils préfèrent les artistes morts pour pouvoir les consommer en rillettes. Ils refuseront toujours de reconnaître que «la morale est la faiblesse de la cervelle».

A. M.

(Le Passe-Muraille, No 9, octobre 1993)

1 Comment

  • phban dit :

    Merci pour cette belle évocation de deux singuliers talents.
    Robert Walser était un écrivain que l’on aurait juré imaginé par Kafka, comme si l’un de ses personnages s’était décidé à prendre la plume à son tour.

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