Le Passe Muraille

Noblesse de l’esprit

Nouvelle inédite de Fabrice Pataut

 

 (Dessin de Gilles Ghez)

Où donc avait-il lu cette expression un peu surannée, un peu ridicule, noblesse de l’esprit? Cette noblesse-là devait-elle être héréditaire ? De simples bourgeois pouvaient-il acheter la particule ? Mais non. C’aurait été comme le péché de simonie de ceux qui voulaient autrefois se payer une place au paradis. Si c’est de l’esprit qu’on est noble, rien n’est à vendre. On peut bien avoir des rustres pour ancêtres, et même des gens fauchés. Cette noblesse-là est un don gracieux. Alors, se dit Alain, ladite noblesse ne peut consister, extérieurement parlant, qu’en un certain recul, une distance calculée, pudique, pas trop insistante et parfaitement gratuite. En tout cas, c’est de cette manière que la dignité se manifeste depuis toujours dans la famille Decoin. La froideur en est le corollaire inévitable. Mais bon, comme l’esprit n’est lui-même qu’une fiction, l’image illusoire qu’une chose parfaitement matérielle se fait d’elle-même, par exemple qu’Alain Decoin se fait de sa personne en se regardant dans la glace le matin avant de partir à la banque… quid de la noblesse ? Qu’en est-il donc de la noblesse d’un truc qui n’existe pas ? Qui n’est qu’une vue de l’esprit ? La noblesse de l’esprit comme vue de l’esprit… Alain, qui s’ennuyait à crever, cultivait ce genre de paradoxe.

Comme le fils Decoin avait malgré tout l’esprit pragmatique de Decoin père et ne dissertait sur la noblesse de son esprit à lui — silencieusement d’ailleurs — qu’au moment solitaire du rasage matinal, il décida pour être certain de ne pas perdre le fil de sa pensée de se consacrer à la gymnastique en fin de journée. Puisqu’il n’était qu’un corps et que son être tout entier tendait régulièrement à la raideur familiale, il fallait pratiquer le sport en salle pour entretenir devant témoins son enveloppe charnelle — laquelle ne contient qu’elle même à défaut de substance spirituelle — et parfaire ainsi sa dignité. Cette conclusion lui semblait inévitable.

Il s’inscrivit dès janvier au Fitness Club du Roule du quartier Saint- Philippe-du-Roule pour se développer en largeur côté épaules, en longueur côté jambes, aplatir les épaisseurs ventrales et raffermir son fessier. C’est ainsi qu’Alain Decoin entreprit d’offrir à son âme l’illusion de la disparition. Et quand la noblesse du quinquagénaire relooké dans le huitième arrondissement n’est rien de plus que la noblesse de sa dépouille matérielle, l’âme se pose des questions. Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je l’esprit d’un homme qui longe l’avenue Franklin-Roosevelt le soir à ving-et-une heure trente dans un froid glacial après la douche en faisant comme si je n’existais pas, qui a pour moi si peu d’égard qu’il traverse l’avenue en petites foulées sans voir le 80 qui vient de passer à l’orange ? Hein ? Pourquoi ?

@Fabrice Pataut

 

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