Le Passe Muraille

Nicolas Bouvier pour la route

 

À propos des Oeuvres de l’écrivain voyageur,

par René Zahnd

De Nicolas Bouvier nous avons lu les livres à mesure qu’ils sortaient (sauf les tout premiers, pour cause de culottes courtes) et ils nous arrivaient sans hâte, puisque l’homme n’était pas du genre à se précipiter: pour lui, la lenteur était une vertu, aussi bien en voyage que dans l’écriture, dont l’apparition ici n’évoque jamais les flots en tumulte, mais bien la rosée qui se dépose avec délicatesse. «Il faut qu’il y ait de l’air entre les mots», disait-il.

Une impression restait bien sûr de chaque ouvrage et l’ensemble façonnait notre opinion sur l’auteur. Or voilà que s’offre un fort volume de 1 400 pages sur papier fin : l’ensemble ou presque de ses oeuvres. Difficile de résister à la tentation de «refaire» le trajet, puisque la possibilité nous en est offerte. Et on le fera d’ailleurs avec d’autant plus d’intérêt, que dans l’intervalle, porté par le goût de l’époque, Nicolas Bouvier est devenu une figure emblématique dans l’univers des travel writers. Quasi une légende.

La légende, en réalité, repose presque sur un seul voyage. Il marque la rupture avec la convention et le conformisme : en 1953, à l’âge de vingt-quatre ans, il prend la route. Cap à l’Est. Au volant d’une Fiat Topolino, accompagné pendant six mois par le peintre Thierry Vernet, il traverse la Yougoslavie, la Turquie, l’Iran, le Pakistan, l’Inde, manque de perdre la vie et la raison à Ceylan, repart en fond de cale pour le Japon. Impossible d’aller plus à l’Orient. Pour l’essentiel, ses livres vont puiser dans la pâte de ce long périple, qui dura plus de trois ans. Le combat avec la langue, lui, prit dans le temps une autre ampleur : « C’est le voyage, le vivre «ailleurs», la précarité d’une vie longtemps itinérante qui m’ont conduit à murmurer des histoires, tout comme une bouilloire posée sur la braise se met à chantonner. «Tout comme» étant un euphémisme : il m’a fallu apprendre à découper et coudre le cuir du langage et m’échiner gaiement à l’établi comme l’apprenti cordonnier qui fait sa première paire d’escarpins pour une favorite ou de bottes pour le grand chambellan.»

L’Usage du monde (1963) raconte la première partie du voyage, jusqu’à la séparation d’avec Thierry Vernet. C’est un livre fondateur (un livre culte «sent trop la sacristie», selon Jacques Lacarrière). Cette chronique quasi au jour le jour, filtrée par le temps et le travail, fourmille de remarques, de rencontres, d’anecdotes, d’observations. Rien ne semble échapper à l’oeil du voyageur. Il note les couleurs des collines, les saveurs des légumes, les pas de danse, les états d’âme du moteur de la Fiat, les paroles des chansons, les tracas causé par les militaires, les pouvoirs d’un style précis et pourtant savoureux. L’Usage du monde témoigne d’une manière de musarder, de se détourner des routes balisées. Il dessille le regard. Il illustre un état de voyage (tout comme Georges Haldas parle d’un «état de poésie»). Le lecteur lui-même est mis en mouvement. Il s’arrête parfois, comme au détour d’un chemin, par exemple avec ces musiciens tziganes : « Le temps de quelques cigarettes, ils allaient faire gémir leurs cordes pour le simple plaisir de se mettre l’âme à l’envers.»

Le deuxième livre traite du Japon, le pays de prédilection de Bouvier, où il est retourné plusieurs fois. C’est une matière retravaillée à l’occasion d’éditions successives. La version définitive s’intitule Chronique japonaise. Ici, l’auteur s’efface presque pour mieux décrire et commenter. Car c’est à un véritable examen de la société nippone qu’il semble se livrer, curieux, documenté, amusé, intrigué. Il a besoin de comprendre et de se situer face à une réalité aussi complexe.

Le troisième livre, sans doute le plus ouvragé en matière d’écriture, est Le Poisson-scorpion (1981) : un texte de grande maturité qui, 26 ans après le séjour à Ceylan, revient sur cette expérience si forte, si douloureuse, si étrange. Il y a la maladie, le bal des sortilèges, le carnaval des insectes. Certaines pages sont d’une incandescence et d’une noirceur quasi hallucinées, même si l’humour n’est jamais très loin.

Et comme en point d’orgue à ce triptyque viennent les poèmes. Ce sont des battements d’ailes, des notations organisées en deux parties bien distinctes : Le Dehors et le dedans. Cet antagonisme exprimé dans le titre, ou plu-tôt cette complémentarité, semble bien résumer l’endroit où s’est tenu Nicolas Bouvier (comme le feraient par exemple le vide et le plein): vers une membrane fine, imperceptible presque et qui risque à chaque instant de se déchirer, mais où il est possible, avec pudeur, délicatesse, mystère, de déposer quelques mots ou des images.

Bien sûr que ce volume contient beaucoup d’autres textes, notamment le journal d’Aran et autres lieux, des réflexions sur la photographie, des articles ou encore les très intéressants entretiens menés par Irène Lichtenstein-Fall (Routes et déroutes, 1992). Tous ces éléments enrichissent la perception que l’on peut avoir du personnage : son insatiable curiosité, cette inquiétude qui l’a sans doute accompagné jusqu’à «la dernière frontière».

Mais le grand mouvement, celui qui va de la découverte du monde à la connaissance de soi était déjà exprimé.

R. Z.

Nicolas Bouvier. Œuvres. Publiées sous la direction d’Éliane Bouvier, avec la collaboration de Pierre Starobinski. Préface de Christine Jordis. Belle iconographie : dessins de Thierry Vernet, photographies de Nicolas Bouvier, reproductions de manuscrits. Gallimard, coll. Quarto, 2004, 1.420 pages.

 Sur le voyage – petit florilège

«Voyager trop dur et trop longtemps finit par revenir à ne pas voyager du tout : la carène s’use, la perception et l’humour s’étiolent, l’endurance prend le pas sur l’invention. Le coeur n’y est alors plus et le jour vient où, pour n’avoir pas trouvé sa Toi-son d’Or, on s’en prend au soleil lui-même quand encore on ne voit pas un trou noir à la place. »

«Lorenzo Pestelli »

« Voyager : cent fois remettre sa tête sur le billot, cent fois aller la reprendre dans le panier à son pour la retrouver presque pareille.»

Le Poisson-scorpion

« On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. »

Le Poisson-scorpion

« Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir. »

L’Usage du monde

« On ne voyage pas sans connaître ces instants où ce dont on s’était fait fort se défile et vous trahit comme dans un cauchemar. »

Le Poisson-scorpion

«Pour les vagabonds de l’écriture, voyager c’est retrouver par déracinement, disponibilité, risques, dénuement, l’accès à ces lieux privilégiés où les choses les plus humbles retrouvent leur existence plénière et souveraine. » Réflexions sur l’espace et l’écriture « L’écriture, lorsqu’elle approche du «vrai texte » auquel elle devrait accéder, ressemble intimement au voyage parce que, comme lui, elle est une disparition. »

Réflexions sur l’espace et l’écriture

«Enfin quand il n’y a vrai-ment rien que les montagnes, la carcasse des bêtes abandonnées et le sable, le seul cheminement quotidien, la grande dérive du voyage prend son sens véritable et, pour celui qui s’y abandon-ne, sécrète une sorte de bonheur. »

Ella Maillart et la Chine centrale

Citations choisies par René Zahnd

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