Le Passe Muraille

Nervalchimie

Inédit

par Hugues Simard

À et endroit précis de la rue Pernelle où le crépuscule la brunit, s’emplaçait jadis la rue de la Vieille-Lanterne, dont la flamme vacillante ne survécut pas à l’éteignoir haussmannien, le baronn emportant avec le Paris médiéval la mémoire au cou noirci de l’un de ses derniers troubadours : Gérard de Nerval.

Les chimères aux serres plantées dans la pierre de la tour Saint-Jacques continuent de darder le venin de leurs yeux sans pupilles sur le tracé de cette venelle abolie, baptisée dans le soufre, du nom de Pernelle, dame de Nicolas Flamel, alchimiste…

Lorsque Gérard de Nerval vint y faire coulisser le nœud sans rémission, elle appartenait alors au quartier sanguin, celui de la Grande Boucherie et des criminels, où mugissait l’âme des animaux sacrifiés et où le bourgeois lecteur de La Revue des Deux Mondes n’aventurait pas sa carotide, de risque de la voir céder sous le fil d’une lame patibulaire.

La flèche d’un archer du Valois siffle tout à coup à nos tympans et vient se planter lourdement sur une cible dont les cercles concentriques se brouillent, mêlant leurs lignes, le rouge et le blanc,outrepassant leurs strictes délimitations pour muer enfin en spirale…

L’écorce solide du temps semble se fissurer, les époques s’écorchent et valsent comme des danseurs s’échangent, cinétiques, sur quelque parquet viennois, s’azimutant à la manière de pandores libérées de leur carcan expiatoire…

Les figures féminines ignées se succèdent, chaque visage annonçant le second d’une affinité fugace, puis le fuyant pour rejoindre son unicité profonde avant de quêter, d’aspirer à son tour à la révélation de traits connivents, immémorialement amis…

 

La nuit allait être noire et blanche. Paris est un énième cercle dantesque, et sa géographie infernale s’origine depuis ce centre qu’est l’ancienne panse de Paris, cet œil ouvert sur la Nuit. Avant de recueillir les miasmes de l’oisiveté banlieusarde, le lieu fut un charnier, comme le rappelle Nerval dans l’une de ses Nuits d’Octobre, odyssées nocturnes au cours desquelles il reproduisit la même errance, frotta le pavé de la même obsession dont il souleva la pulvérulente terre battue du Caire, traquant le mystère de son exil interne, conjecturant sur les raisons de son élection à siéger au nombre des fils de Caïn.

Sous le limon parisien sont ainsi venues s’entasser, se coaguler les charpies de chairs emmêlées, comme si elles avaient tournoyé en direction de ce point de communication avec l’Hadès, orifice étroit où les âmes sont si nombreuses à refluer qu’elles en ont obstrué lepassage…

Il est un épisode méconnu datant du retour d’Orient. On sait peu qu’un matin,voulant sacrifier à une habitude contractée en terre byzantine, Gérard, la taille ceinte d’un simple linge, rejoignit les berges de Seine dans cet appareil ténu et plongea dans le fleuve…

Les passants abasourdis virent ainsi ce corps vieilli gravir le Petit-Pont et s’abandonner au vide dans un cri otto-man…

Réapparu à la surface des eaux, Gérard fit la démonstration d’un corps vigoureux en déployant une nage virile, qui voyait son occiput dégarni dépasser la ligne des flots par intermittence. La foule s’était massée sur le pont pour observer l’extraordinaire tableau. À quelques pieds de Notre-Dame surnageait alors non pas même un îlot, mais un modeste rocher ; l’abordant,Gérard disparut brusquement à la verticale, arrachant une rumeur d’inquiétude à la plèbe, qui le suivait le long du rivage. Après quelques coudées vers le tréfonds, pris bientôt dans la noirceur pro-fonde, les yeux de Gérard se sont illuminés d’un feu nouveau, d’une ambre vibrante, reflétant le corps de celle qui l’attendait en silence au pied enfoui du rocher.

Luciaest la dernière des filles du feu, de sa nageoire jusqu’aux hanches rotondes, sa robe d’écailles est un incendie sans remède, l’écarlate et le safran y livrent bataille en un Armageddon dont la survie de la Grâce est l’enjeu. L’œil du poète y verra des continents, des empires à venir, des demeures taillées à même les précieux minerais, une qua-trième couleur primaire résonnant pareillement à unehuitième note…

Lucia est fille de la lave, c’est un feu liquide, son regard une éruption du songe, elle est celle qui, peut-être, détermina chez Gérard l’invasion définitive de la conscience par le rêve…

Elle avait, au seuil des portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible, la calme patience de l’âme en transhumance qui honore un rendez-vous pris dans une autre vie. Cette paisible certitude conférait à l’ondulation de son corps une vibration auguste. Elle gardait une dimension autre qui s’agitait au loin derrière elle ; au revers de sa blondeur florentine, des yeux, des spectres, des ombres allaient et venaient en de rapides volte-face, à la manière des poissons, découpant une géométrie merveilleuse dans le hublot qui l’encadrait toute et constituait la frontière de ces mondes symétriques…

Le bouillonnement qui se forma à la surface de l’eau laissa dans l’onde apparaître un Gérard au regard absent.La maréchaussée, qui attendait là en compagnie du Docteur Blanche, empoigna le poète pour le revêtir d’une camisole, bien que la raison de Gérard, définitivement perdue, n’eût déjà plus besoin de linceul…

Ses yeux hagards semblaient jaunis, il n’opposa aucune résistance. Cette dernière frasque eutlieu le 24 janvier 1855, avant-veille du suicide, dans un Paris glacial. Gérard savait que pour contempler à nouveau la beauté pleine de Lucia, pour accéder aux mondes qu’elle conservait, il lui fallait retourner dans lequartier du Châtelet, prendre sa place dans la ronde macabre…

H. S.

Hugues Simard, établi dans les Yvelines, n’a rien publié à ce jour, à l’exception de nombreux textes à découvrir sur son blog littéraire à l’enseigne de l’Ornithorynque.

 

 

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