Le Passe Muraille

Naipaul en sa complexité

Un recueil d’entretiens permet de découvrir le vrai visage d’un homme souvent craint ou décrié. Et deux nouveaux livres s’y ajoutent…

par Pascal Ferret

L’œuvre de V. S. Naipaul, consacré par le Prix Nobel de littérature 2001, est certainement le plus important de la littérature britannique contemporaine, et la BBC, dans un sondage, le donnait pour le plus aimé du public anglais à la fin des années 90.

Or l’homme Naipaul est décrié, voire détesté par beaucoup, surtout du fait des opinions «politiquement incorrectes» qu’il professe sans précautions, notamment contre l’intellocratie et le conformisme des médias, le romantisme tiers-mondiste et ce qu’il appelle le «retour la brousse», mais aussi le racisme larvé des bien-pensants, la vaine quête d’exotisme et la régression sous toutes ses formes, par exemple dans la culture occidentale.

Au lendemain de l’attribution du Nobel ce mauvais coucheur redouté par les journalistes (figurez-vous qu’il exige que ceux-ci lisent ses livres!), un académicien suédois ne craignit pas de se tortiller publiquement afin d’expliquer que c’était l’œuvre qui était consacrée, et pas le malappris dont un insondable mystère voulait qu’il fût l’auteur…

De fait, il paraît bien «mystérieux» qu’une œuvre si riche, témoignant d’un si phénoménal travail d’observation et d’absorption, de compréhension et d’interprétation, soit le fait d’un misanthrope hautain ou d’un caractériel impossible. Or ledit «mystère», de toute évidence, implique le parcours, très compliqué, et la personnalité, non moins complexe, d’un homme déchiré entre plusieurs cultures, qui a connu l’humiliation et la frustration avant de se blinder et de conquérir sa place.

Métèque de Sa Majesté

Né (en 1932) dans un recoin de province arriérée (c’est lui qui le dit), jeune immigré solitaire et complexé à l’égard des femmes, «métèque de Sa Majesté» comme l’est aussi un Salman Rushdie, Naipaul a dû lutter bec et griffes pour imposer sa vision décentrée, et cela explique sans doute sa susceptibilité et son agressivité, le versant ombrageux de son personnage dont beaucoup de ses interlocuteurs ont découvert une tout autre face, plus avenante et lumineuse.

D’où l’intérêt, parallèlement à la lecture de l’œuvre, du récent recueil de conversations de Naipaul avec une trentaine de journalistes et d’écrivains, de 1965 à 2001, rassemblés par Feroza Jussawalla dans un volume intitulé Pour en finir avec vos mensonges, qui inclut l’émouvante profession de foi de l’écrivain à Stockholm.

Dans la même perspective d’une approche empathique, on peut lire aussi le beau récit de la visite de Lieve Joris à Trinidad, en 1991, constituant l’un des chapitres de La chanteuse de Zanzibar (Actes Sud, 1995), ainsi que la poignante correspondance de Naipaul avec les siens recueillie dans Letters between Father and Son (Abacus, 2000).

Entre Dickens et Balzac

La trajectoire de Vidiadhar Surajprasad Naipaul, petit-fils d’ouvrier agricole débarqué du nord de l’Inde dans les plantations de canne sucre de Trinidad, aux Antilles, dont le père rêvait d’être journaliste, devenu lui-même boursier à Oxford avant d’entamer une carrière d’écrivain tôt estimé mais longtemps ignoré du public, fait aujourd’hui penser aux parcours romanesques des personnages de Dickens ou de Balzac, dont il a partagé les «grandes espérances» sous les Tropiques. D’une merveilleuse vitalité picaresque, ses premiers livres (Le masseur mystique, en 1957, et son premier chef-d’œuvre, Une maison pour Monsieur Biswas,en 1961), suffiraient à lui assurer une place au nombre des classiques anglais.

Mais Naipaul n’a jamais cherché l’établissement: chacun de ses livres témoigne d’une nouvelle approche du monde qui l’entoure, et dans une nouvelle forme. Après la fresque haute en couleur de la tribu hindouiste grand-maternelle laquelle s’affronta à son père (celui-ci et M. Biswas se confondant), Naipaul se fera ainsi collecteur de témoignages dans une suite de livres-enquêtes où il va d’abord (dans L’Inde sans espoir, 1968) rencontrer le sous-continent de ses origines et, notamment, constater les séquelles de six siècles d’impérialisme musulman qui a anéanti les civilisations plus anciennes, bien avant l’arrivée des Anglais.

De la même façon, le romancier explorera, avec un pessimisme dérangeant (dans cet autre sommet de son œuvre que représente À la courbe du fleuve, 1979), le Congo de Mobutu et, plus largement, la tragédie de l’Afrique d’après les indépendances. Fait remarquable: Naipaul pratique la reprise des mêmes thèmes en étudiant les variations survenues au fil des années. Ainsi modifie-t-il (dans L’Inde: un million de révoltes, 1991) son regard sur l’Inde, comme il va accentuer son regard critique sur le fondamentalisme musulman, dans ses observations amorcées en 1981 avec Crépuscule sur l’Islam et poursuivies en 1998 dans Jusqu’au bout de la foi.

Par-delà le roman

Dans un petit livre très éclairant (En lisant et en écrivant, 2000, repris en  10/18), V. S. Naipaul explique en détail ses doutes croissants à l’égard du roman, «genre roi» de la littérature occidentale mais dont il s’est lui- même éloigné pour fonder sa forme à lui, accomplie dans ce troisième chef-d’œuvre, véritable clé de voûte de l’œuvre, que constitue L’énigme de l’arrivée (1987), où l’écrivain vieillissant, établi dans le Wiltshire, non loin du site mythique de Stonehenge, décrit, avec une fluidité musicale proustienne, les changements récents de la campagne anglaise et la fin de vie d’un maître de domaine atteint d’une maladie dégénérative.

Quant au dernier roman de V. S. Naipaul à paraître en traduction, sous le titre de La moitié d’une vie (Plon, 2002), il module par la fiction l’une des dernières boucles du grand Bildungsroman que forme l’œuvre complet de l’écrivain, lequel s’est finalement réapproprié son «moi indien».

Comme le héros de La moitié d’une vie, qui a fui le sous- continent pour se forger une nouvelle identité dans la bohème londonienne des années cinquante, et trouvera la rédemption affective auprès d’une femme, Naipaul lui-même a scellé les retrouvailles d’avec ses origines en épousant une Indienne auprès de laquelle il coule des jours aussi heureux, ce que disent ses visiteurs, que ceux qu’il «offre» à Willie Chandran, son double romanesque…

V.S. Naipaul. Pour en finir avec vos mensonges. Sir Vidia en conversation. Anatolia/ Editions du Rocher, 2002, 326 pp.

 

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