Le Passe Muraille

Nabokov, vingt ans après

 

La maison de pierre le Grand se nommait Monplaisir: l’œuvre de Nabokov ouvre sur la littérature, ses fêtes, ses fastes, ses jeux et ses jardins. Le plaisir n’est pas la joie, notion nietzschéenne ou claudélienne. Le plaisir, lui, garde l’odeur d’un flacon débouché humé par d’aristocratiques narines. Tant pis et tant mieux.

Cet accent mis sur le plaisir ne devrait pas faire froncer les sourcils ni grincer les dents: hommage aux couleurs de la vie et à l’amour qui lui est dû (personne n’a su parler des fillettes, ni les aimer, comme Nabokov), c’est l’ancien hédonisme d’Epicure, pour qui l’idéal est de boire, sans jamais étancher, ou plutôt de façon à augmenter sa soif, par souci de rester prêt à se pencher sur toute nouvelle source même sans y boire.

«Il m’avait suffi, écrit Nabokov, du reflet sur le trottoir d’une devanture de confiserie, j’écrasais mon nez contre la vitre qui me séparait de ces merveilles.

Non qu’elles me fissent vraiment envie. J’adorais en elles un signe. Quel signe ?» Et quand, après vingt ans passés en Amérique, il décida de regagner la vieille Europe, c’est à Montreux qu’il choisit de s’ins­taller en souvenir du goût qu’avaient les chocolats qu’il y mangea enfant.

Les poètes de sept ans (c’est un titre de Rimbaud) détiennent un pouvoir de transfiguration qui fait bon marché des apparences. Le réel leur fournit toujours assez pour susciter ce monde enchanté où ils se meuvent, seuls. Oui, voilà bien le fil conducteur de cette balade à travers le temps enfui que nous proposent les livres de Nabokov.

Ces raids dans le passé, ces maraudes dans les bibliothèques, ces chasses aux papillons, ces Annette, ces Ada, ces Lolita, ces narrateurs à qui l’auteur ressemble comme à un frère jumeau n’offrent ni unité de lieu ni singularité dans le temps; ils contribuent cependant à l’ameublement d’un cerveau qui finirait par ressembler à la boutique de la Peau de chagrin ou à celle d’Old Curiosity Shop, l’imprimerie n’y mettant son ordre. Je veux dire: la littérature. Par un jeu bizarre du destin, Vladimir Nabokov – il avait dix-huit ans quand la révolution bolchevique lui chut sur la tête – est dans tous les sens de l’expression une personne déplacée.

L’évasion, chez Nabokov, n’est pas une fantaisie, ni ce besoin actuel de disparaître qui remplace aujourd’hui l’ancien besoin de paraître. C’est une nécessité. Ancêtre des nouveaux juifs errants, il fuit les pays comme les attaches: c’est un homme qui échappe après avoir été chassé du premier paradis. C’est en exil qu’il mit au point sa méthode d’investigation romanesque faite d’ironie, de désenchantement et d’une inépuisable pitié.

Il est déjà tout entier dans ses premiers romans: on y trouve le même frémissement que dans les ouvrages de la maturité, et les mêmes personnages, silhouettes perdues dans la pénombre des quartiers pauvres berlinois, Paris et sa faune émigrée. Mais tout cela, il le fuit. Et voici l’Amérique qui est, elle, à la fois le havre et le large venant à vos pieds et que la marée y laisse.

C’est en 1957 que Nabokov écrivit l’un de ses plus beaux livres: Pnine. Le petit professeur émigré aux lunettes en écaille de tortue et aux chaussettes lilas, enseignant dans une université qui ressemble beaucoup à Cornell, est une création comique inoubliable.

Pour explorer son monde, Nabokov use de deux instruments: le microscope, pour son goût du détail et de l’exactitude; et le télescope, pour transposer le détail dans l’espace universel de la littérature. Le bavardage, les sensations honteuses ou plaisantes, les effets saugrenus, les réminiscences, les associations, les jeux de mots, la haine de Freud et de Dostoïevski, l’amour de Pouchkine et de Gogol, le lyrisme qui soulève le monde, c’est de tout cela que procède son charme et la magie qu’exercent ses livres.

Nabokov est un prodigieux artiste. Vous vous en rendez compte une fois de plus en lisant ou relisant Lolita ou le moins illustre Ada, bouffonnerie ample et montée en soufflé lyrique et sémantique (cette mauvaise langue de Martin Amis prétend qu’il est retombé), La Défense Loujine, mémorable excursion par les champs de bataille du noble jeu des échecs, et comment oublier les fines merveilles de la première période ou du ressouvenir autobiographique, d’Une Beauté russe ou de L’Enchanteur aux Détails d’un Coucher de Soleil, ou d’Autres Rivages à Regarde, regarde les arlequins !

Nabokov savait jouer. Peu de gens surent jouer de notre temps. Comme Beckford, il s’arrangea pour jouer toute sa vie, jusqu’au dernier moment. Mais Nabokov est un bien plus grand Beckford que William, lequel fut surtout un de ces riches excentriques anglais ennuyés. Nabokov n’eût pas écrit «j’en ai assez de vivre masqué, le masque colle de trop près et me fait mal», lui dont la vie immortelle est un bal masqué. Pour lui les grandes vacances n’ont jamais cessé. Il fut un de ces élèves (ou de ces professeurs) qui regardent par la fenêtre.

Un Ariel comme lui, un Ariel d’ailleurs trop malin à notre goût et trop narquois, qui a plus d’un tour dans son sac et plus d’un papillon dans son filet, dont l’érudition ressemble parfois à de la poudre aux yeux, une espèce de Kafka qui ne prendrait pas son labyrinthe au tragique et qui s’y perdrait et nous perdrait à sa suite avec délices, à lui seul ogre et petit Poucet, nous rappelle, malgré Freud, que la clef des songes ouvre encore sur le pays des merveilles.

G. J.

(Le Passe-Muraille, No 29, Février 1997)

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