Le Passe Muraille

Most Foul

Texte inédit de Philippe Banquet

 « Murder must foul, best it is. But this most foul, strange and unnatural.” (Le spectre) Hamlet, Acte 1, scène 5 

‘Twas a dark day in Dallas, November ’63 

Depuis si longtemps, le vieux Bob Dylan déroulait son Never Ending Tour sans plus se préoccuper ni de la presse, ni du public, ni de personne ; étrange et solitaire, perdu dans un rêve que même le Prix Nobel n’avait pu interrompre ; au-delà ; de tout, de tous et de chacun, inaccessible, comme un astéroïde traçant indéfiniment son orbite, un morceau de roc brut et abrupt dans le silence des étoiles. 

Et soudain, tandis que je naviguais au hasard du Web, un lien s’est ouvert sur sa nouvelle chanson, la première depuis près de dix ans, « Murder Most Foul », illustrée d’une photo de John Kennedy. JFK, son sourire à peine esquissé flottant sur une Amérique qui s’y croyait encore, un eldorado d’avant Viêt Nam – je n’étais pas née. Robert Allen Zimmerman, alias Bob Dylan, tout à trac l’exhume et nous le plante entre les oreilles, dénonçant pendant dix-sept minutes le plus infâme de tous les meurtres. Le plus infâme, vraiment ? Pourtant on sait combien l’humanité excelle en ce domaine, cruauté certifiée ISO, massacres à tous les étages, du sang du sang et encore du sang, à perte de vue, dans le monde réel comme dans le monde virtuel. 

JFK, Bob Dylan, et moi ? Moi, le casque sur le crâne, prise entière dans le flot de sa voix. Une voix issue de nulle part et revenue de partout, sans autre justification qu’elle-même ; un flot de mots lents ou heurtés, avalés, crachés, dans un rythme quasi hypnotique, remâchant des vérités inutiles, oubliées ou incertaines ; un souffle hors temps, hors norme, hors champ, de Dylan à Dylan, bouclant le cercle de son immatérialité. 

Ma fille est partie. Grand bien lui fasse. L’acte le plus infâme qu’elle pouvait me balancer en travers de la vie, « most foul », vraiment. Elle m’a tourné le dos, calme et lisse dans son armure de dignité offensée, une froideur proche du zéro absolu de l’amour, brûlant ma peau de l’absence de son regard. Comme si je n’existais pas, comme si je n’avais jamais existé, comme si le concept de maternité n’avait jamais pollué son existence, elle s’étant auto-générée de par son inébranlable volonté. 

What is the truth, and where did it go? 

La vérité, qui s’en soucie ? Si un type peut aligner trois tirs parfaits sur une cible mouvante, à travers le feuillage d’un arbre, en moins de dix secondes, une fille, la mienne, peut avoir vécu dix ans de malheur sous la férule d’une mère terrible, sans que personne jamais ne s’en soit aperçu, y compris et surtout la mère en question. Qu’importent ces successions de mensonges ou d’omissions, de contre-vérités alambiquées ou absurdes, de trahison ou d’inconscience, qu’importe, le passé reste le passé, même si chaque seconde est réinventée dans la houle des discours. 

Quelques jours avant son brusque départ, Lola m’a révélé avoir vécu une enfance épouvantable, par ma faute, souffrant sans jamais oser se plaindre, incomprise et blessée par mon manque d’attention et d’empathie. Ma décision de divorcer, alors qu’elle avait à peine cinq ans, aurait détruit l’harmonie dont elle avait besoin pour s’épanouir. Ainsi je serais devenue la mère la plus infâme, « mother most foul », après vingt-deux ans à m’occuper d’elle, dont dix-sept seule, assumant sa charge, 

matériellement et affectivement. À répondre au moindre de ses appels, de jour comme de nuit, me précipitant pour l’assister, la secourir ou la consoler. Sans jamais lui reprocher quoi que ce soit, sans jamais – oh comment l’imaginer ? user de violence, ni verbale, ni mentale ni physique ; comment aurais-je pu, chair de ma chair, coeur de mon coeur, et le sang commun de nos veines ? 

Quand je ferme les yeux, me revient son sourire éclatant, suprême récompense de tout ce temps, tous ces efforts. Notre joie, pure, unique, indescriptible ne peut en aucune manière se voir frappée de prescription parce que ma fille – ma fille, a décidé de réécrire le passé, construisant pièce par pièce un cauchemar dont aucun épisode ne tient debout, un château de cartes posé sur du vent, nappé du brouillard de son silence, un décor hideux qu’elle déploie mécaniquement devant elle, suivant le scénario d’une sitcom empoisonnée. Ma fille, protégée des rudesses du monde, moi tout entière en écran, barrière et bouclier, de toute la puissance de mon amour : most foul love ? 

La vérité, où est-elle ? Le vieux Bob la traque en vain, recensant les incohérences empilées depuis tant d’années ; il défait patiemment les tissus ineptes emmaillotant l’impossible secret ; comme seule arme sa voix, pour un appel répété aux fantômes, spectres dansant sur des musiques oubliées. Il tente de ressusciter l’époque, l’Amérique du jeune Robert Zimmerman. La vérité, quelle importance ? Quelle qu’elle soit, la Lincoln Continental va ralentir pour tourner vers Elm Street, la capote restera baissée, et la tête du président sera projetée sur les genoux d’une première dame à jamais couverte de son sang. 

Ma vérité, celle de ma fille. Peut-être croit-elle vraiment ce qu’elle dit. Peut-être la petite fille solitaire et malheureuse qui hante son passé est-elle plus vraie que l’enfant rieuse, énergique et pleine de vie qui ensoleille mes souvenirs ? S’en soucie-t-elle ? Les faits restent les faits, mais, emmurée dans ses certitudes, elle ne voit plus que ce qu’elle projette autour d’elle, un nuage noir et lourd dont la seule origine est sa mère, qui n’a jamais rien su, jamais rien compris, insensible, égoïste, méchante. Me voici dépossédée de moi-même, comme les rois trahis de Shakespeare, déchue, humiliée et surtout, surtout, indigne d’amour. Queen most foul. 

Et quand bien même je convoquerais tous les témoins, j’établirais tous les faits, avec preuves et démonstrations, comme Dylan rameute en vain personnes et éléments, rien ne retrouvera la cervelle manquante d’un président effacé, rien ne ramènera l’amour d’une fille pour sa mère. 

À qui profite le crime ? Peu importe, c’est la conclusion d’Hamlet, un crime ne profite à personne, pour toujours il pèse sur les humains, coupables ou innocents, répandant des nuées fatales de génération en génération. Bob peut ressasser ses phrases sans fin, invoquer souvenirs et musiques, rien n’efface ni n’absout ni ne condamne ceux qui sont morts et restent morts. De même ma fille, sa mère et son père se débattront dans le même piège. Qu’un esprit égoïste et pervers l’ait ourdi, manipulant l’une pour se venger de l’autre, qu’importe, le mal recouvre tout, noyant le réel dans les miasmes indiscernables des hypothèses et des fausses réalités. Coupable conscient ou non, brûlant et brûlé de sa haine, aussi infâme soit-il, tous en sont victimes. 

Only dead men are free 

Mais quand bien même tes mots se sont déversés dans mon oreille comme le pire des poisons, quand bien même la pointe de ta haine s’est enfoncée dans ma chair, quand bien même tu as tué ta mère en moi, je suis et je veux être. Nul besoin ni désir de jamais me venger ; il n’y aurait personne pour accueillir mon spectre, au Danemark ou ailleurs. Les nuits ne seront pas hantées de mes gémissements, mon souvenir n’empêchera personne de vivre, aucune jeune fille ne glissera sous les flots du fait de cette ignominie. Les temps ne sont plus au tragique, même si se commettent les plus infâmes des meurtres. Qu’on laisse retomber les phrases de William, de Bob et de tous les autres, le spectacle est fini, faute de spectateurs, la pièce et le concert s’évanouissent dans l’indifférence du monde. 

Je continue, vivante, sans toi mais vivante, malgré toi et vivante. Je ne suis plus ta mère, soit, mais je reste moi-même, et me reste ma fille, celle que j’ai aimée et que j’aime. Tes mots ne peuvent rien contre elle, elle demeure en moi, bien à l’abri, son sourire inaccessible à tout autre que moi. 

Aucun meurtre, aussi infâme soit-il, ne pourra tuer cet amour, d’elle à moi et de moi pour elle, cette vérité de chair et de sang. 

Murder most foul, but love, anyway. 

@Philippe Banquet, 2021 

 

Peinture: Bob Dylan, On the road.

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