Le Passe Muraille

Mon encyclopédie

Un inventaire alphabétique succinct,

par Etienne Barilier

 

ADMIRATION

Peut-être plus proche encore de l’amour que du respect. Mais de l’amour le plus haut, qui veut être et non point avoir. Admirer quelqu’un, c’est rêver d’accomplir ce qu’il accomplit, d’être ce qu’il est. C’est aussi penser qu’on pourrait y parvenir, au moins tant soit peu. Mais c’est, plus essentiellement encore, avoir foi dans l’homme. C’est penser que les actions humaines ne sont pas toutes ni toujours réductibles à des mobiles inférieurs.

On comprend mieux ce qu’est l’admiration si l’on est attentif à ceux qui n’admirent pas, ceux qui systématiquement se refusent à ce geste intérieur. Leur méthode la plus courante consiste simplement à minimiser l’exploit, la grandeur ou la vertu: il ne joue pas si bien que ça, il n’est pas si désintéressé qu’on le croit, elle se sacrifie moins qu’il n’y paraît, etc… Mais cette méthode, souvent, se révèle insuffisante: certains talents sont si éclatants, certains dons si lumineux que le rabat-joie ne parvient pas à les nier. Reste alors une solution, une méthode imparable: soupçonner à chaque fois de bas mobiles.

Mère Teresa se sacrifie, oui, et sœur Emmanuelle, mais n’est-ce pas une façon de chercher à se faire valoir, d’exercer un subtil pouvoir, à moins que ce ne soit une compensation? Ce violoniste est sublime, mais franchement, cherche-t-il autre chose que la gloire? Cette acrobate est fabuleuse, mais croyez-vous qu’elle ferait un métier pareil si elle avait pu s’enrichir à moindre risque? Les reproches de Nietzsche à Wagner, formulés au nom d’une exigence de pureté? Admirables, assurément, mais ne croyez-vous pas que cette vertu cache une jalousie?

Contre de tels soupçons, aucune preuve absolue ne pourra jamais être fournie. Admirer, c’est faire acte de foi. Et c’est assurément courir le risque de la déception, car si les mobiles bas ne sont pas universels, ils ne sont pas toujours absents. Mais, de même qu’il vaut mieux relâcher un coupable plutôt que de punir un innocent, il vaut mieux admirer, à l’occasion, qui ne mérite pas de l’être, que de ne point admirer la vraie grandeur.

CIRQUE

Depuis toujours, ses tentes ont été dressées sur la lune, dans Hipparque ou dans Tycho Brahé. Depuis toujours nous savons qu’il est inaccessible et déchirant, depuis toujours il nous fait signe et nous fuit. L’écurie aux chevaux arabes, et l’odeur sublime, oui sublime du crottin. Le rhinocéros qui court comme une ménagère usée. Charlot qui rôde et qui manque. Dans le vide et la nuit lunaires, les odeurs s’enfuient plus vite encore que dans le vent. Les sons ne portent pas, et la danseuse meurt au premier saut, elle est poussière avant même de retomber. Mais il faut aller au cirque.

DIFFÉRENCE

«Accepter les différences», «vivre la différence», formules constamment rabâchées, avec celles qui nous engagent à respecter les minorités, les marginaux, les Autres. Fort bien. Mais ces préceptes sont dépourvus de substance. Pire: ils ne recouvrent rien de moins que le refus de la différence. Ce que le monde contemporain semble vouloir à tout prix, ce n’est pas faire admettre les dissemblances entre les hommes, c’est faire croire qu’il n’en existe pas. Des Jeux Olympiques pour paraplégiques aux mariages d’homosexuels, il ne s’agit pas de bénir les différences, mais au contraire de proclamer: nous sommes exactement comme tout le monde, donc nous faisons comme tout le monde. Ou plutôt: puisque nous faisons comme tout le monde, vous voyez bien que nous sommes comme tout le monde.

J’entends les protestations indignées: d’abord je confondrais (de manière insultante pour les uns et les autres) les paraplégiques et les homosexuels; ensuite n’est-il pas honteux d’ironiser sur les efforts de ces êtres humains pour s’intégrer dans la société, pour rejoindre le commun des mortels ? Réponse: je ne confonds rien du tout; c’est notre société elle-même qui range sous une seule étiquette les «différents» de toute nature, et les définit tous, implicitement ou non, comme ceux-qui-ont-droit-à-ressembler-à-tout-le-monde. En outre, je n’ironise ni sur les souffrances physiques ni sur les tortures morales des uns ou des autres. Je constate seulement qu’on nie ce qu’on prétend faire admettre.

La «ressemblance humaine» existous les hommes. Mais cette présence commune de l’humanité dans l’homme ne signifie nullement que tous les humains sont identiques, ni que, pour se tolérer les uns les autres, ils doivent faire comme si nulle différence d’aucune sorte ne les séparait.

GUITARE

Je voudrais dire que le piano plane au-dessus de tout. Grandeur, puissance, beauté, velours et acier, liquide et flamme, soleil et nuit. Mais la guitare, malgré son envergure moindre, son moindre éventail de nuances, sa sonorité plus ténue, est plus merveilleuse encore. Toute musique, en elle, est un souvenir inaccessible, une fierté sans espoir, une douleur derrière des paupières aux longs cils. Et si forte est cette personne infiniment discrète, infiniment enlacée, si impérieuse sa présence, que la Chaconne de Bach, jouée en elle, devient la sœur exacte d’une danse du seizième siècle ou d’un Prélude de Villa-Lobos. Bach à l’orgue, au piano, à l’orchestre, au clavecin, c’est Bach. Bach à la guitare, c’est la guitare.

Ô guitare, «sèche» comme ces joues tendres de la jeune fille qui devrait pleurer, mais que trop de pudeur, trop de noblesse, trop de fierté retiennent.

MASSACRES

On dit que les nazis durant la dernière guerre, ou je ne sais quels obscurs Barbares en des temps fort anciens, les commettaient en chantant. Puis il y eut le temps des massacres soviétiques, du style méthodique, commis en raisonnant, éventuellement en débitant des litanies marxistes. Il ne faudrait pas oublier une troisième catégorie, les massacres commis en pleurant. En sanglotant qu’on est victime et que le monde entier nous en veut.

Décembre 91

NU

Il est juste que ce mot soit court, et qu’il dessine la récurrence parfaite de UN: lorsque vous avez dit ce palindrome: «Un nu», vous avez tout dit, même et surtout la féminité, grammaticalement absente. Vous avez proféré dans et par le silence.

ROUGE

(le mystère de la chambre)

Chacun connaît la géniale et toute simple trouvaille de Rouletabille, le héros de Gaston Leroux. Autour de lui, les enquêteurs s’échinent à trouver comment diable l’assassin put sortir d’une chambre hermétiquement fermée et parfaitement gardée. La victime a crié, tout le monde s’est précipité… il n’y avait personne. Et Rouletabille, avec un bon sens Implacable, finit par brandir la clé de l’énigme: si le coupable a pu disparaître alors que c’était impossible, c’est qu’il n’a pas disparu. Et s’il n’a pas disparu mais que néanmoins il n’est pas là, c’est qu’il n’est pas entré du tout! C’est qu’il n’était pas, du moins à ce moment-là, dans la fameuse Chambre jaune: la tentative de meurtre avait eu lieu plusieurs heures auparavant, et c’est dans un cauchemar subséquent que la victime a crié, alertant tout le monde alors qu’il n’y avait plus le moindre assassin dans la pièce.

Je propose modestement la même explication pour percer le mystère, non moins épais, de la Chambre Rouge: du jour au lendemain, la Russie se retrouve orthodoxe, antimarxiste et traditionnelle, la Pravda ne sait plus qui sont Marx et Lénine, etc. Comment donc un pays entier, comment donc des millions de gens ont-ils pu sortir de ce communisme pourtant si bien fermé, si bien gardé? Ne vous fatiguez pas, vous ne trouverez jamais, car effectivement une telle métamorphose, en si peu de jours, est strictement impossible. La seule solution? Si tous ces gens ont pu sortir si vite, si complètement, si magiquement de la Chambre Rouge, eh bien, c’est qu’ils n’y étaient pas.

ZOO

C’était au Jardin des Plantes. Dans le bâtiment des fauves, qui ressemble à quelque prétentieux bureau de perception. Tout est marbre, mais quelle puanteur puissante. Un tigre feulait atrocement, arpentant un seul côté de la cage, se pliant en deux comme un portefeuille à chaque changement de direction, retenu de parcourir son espace dans toute sa largeur par une barrière infranchissable, tout intérieure: la folie sans doute.

Ailleurs, ce sont des animaux d’une beauté scandaleuse, cerfs ou vigognes, jeunes loups, servals; on ne supporte pas de les regarder plus longtemps qu’on ne ferait dans la nature, lorsque leur fuite nous rend le spectacle tolérable. Passion suprême et pure dans le désert de la ville.

E. B.

(Le Passe-Muraille, No 8, juillet 1993)

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