Le Passe Muraille

Mon chemin

par Ludwig Hohl

(Inédit en langue français, traduit de l’allemand par Antonin Moeri)

Comment dois-je le décrire, je ne le vois pas, n’en ai probablement pas. (Serait-ce celui-ci: «Où mène ce chemin? – Pas de chemin! Allant vers des terres inconnues, des terres qu’on ne foule pas; un chemin vers la limite du malvenu, de ce qu’on ne peut exiger…» (34)

Je ne retiens que certains éléments, comme celui-ci: Une décennie de ma vie environ, entre 20 et 30 en gros, fut une lutte acharnée et confuse (je ne parle évidemment que du domaine de l’écriture, car la lutte confuse pour le reste…), jusqu’au jour où, subitement, un puissant jaillissement se produisit («Notes», de 1934 à 1937 = de la 30 ème à la 33 ème année); une lutte confuse: travaux d’écriture sans fin – mais «travaux» au sens premier, non au vrai sens du terme, celui de création; écrire et écrire sous la grande contrainte personnelle, écriture qui ne portait pas de fruits – mis à part, vers la 30 ème année, quelques exceptions, de petites îles: des histoires sans importance et quelques pages de Nuances et détails.

Après quoi, je le répète, c’est venu tout seul. Les «Notes» furent rédigées dans un état qui n’a, pour ainsi dire, pas changé pendant trois ans – un état qui, vu de loin, m’apparaît comme un brasier continuel, comme le temps d’une seule éruption. Puis, année après année, la force créatrice n’a cessé de décliner; après la grande éruption, quelque chose s’est éteint. Jusqu’au moment où, dans le cadre d’une nouvelle relation et, surtout, avant la naissance de mon enfant et dans la courte période où il me fut donné de vivre avec lui, il y eut une seconde apogée (l’essentiel des pages de «Von den hereinbrechenden Rändern», 1949-1951)35.

Qu’y aurait-il encore à mentionner? Et surtout: chemin intérieur ou extérieur? (il est vrai qu’entre les deux, on ne peut souvent faire la différence). Devrais-je éventuellement dire que je suis né le 9 avril 1904 à Netstal, canton de Glaris, et que j’y ai passé les six premières années de ma vie (mais je ne comprends pas bien quel intérêt peut avoir ce genre de chose)? Mon enfance, dans l’ensemble, fut si affreuse que je préfère ne pas en parler. (Dans l’ensemble: excepté, avant tout, mon lien avec la maison des grands-parents qui, malheureusement, dans ma septième année, suite à un changement de domicile, prit fin ou, du moins, fut réduit au minimum (36) ; dès lors, je vécus en exil et le monde était devenu gris pour longtemps). Mon rapport à l’école fut (en conséquence) malheureux; la fréquentation des écoles, primaire et secondaire, cessa peu à peu, d’une façon ou d’une autre, vers ma 20 ème année (si bien que ma culture, pour autant que j’en aie une, doit avant tout être qualifiée d’autodidacte) (37).

Le temps décisif de formation spirituelle – élaboration, consolidation – je l’ai passé à l’étranger (de 1924 à 1937). J’ai trouvé mon premier éditeur à 35 ans grâce au soutien d’Albin Zollinger. Dès lors et en général, mes expériences avec les éditeurs furent telles que je dus, au cours d’une récente enquête sur les problèmes éditoriaux, répondre que la seule solution envisageable pour moi serait de posséder une fortune quelconque: qui me permettrait de publier mes écrits à compte d’auteur (38) .

Or je ne dispose d’aucune fortune, et l’on touche là à une particularité qui, concernant mon «chemin», en tout cas le chemin extérieur, est la plus digne d’être mentionnée; il s’agit de l’indigence matérielle chronique qui fut la mienne durant toute ma vie, hormis quelques brèves périodes, et qui prit maintes fois des tournures extrêmes. Une évidente inaptitude à gagner concrètement de l’argent, une véritable infirmité, joua un rôle (infirmité beaucoup moins congénitale – je ne parvins à le réaliser qu’après ma 40 ème année – que due très précisément à certaines circonstances de mon enfance). Le moment créateur proprement dit, totalement intérieur, ne dépend pas ou peu de l’extérieur (l’éruption d’un volcan n’attend pas que le soleil brille ou que la neige tombe – par contre les plantations, la construction des maisons?); or l’extérieur, l’accomplissement extérieur, la dimension d’une oeuvre (de quelque type qu’elle soit), ce que le monde voit, dépend des circonstances.

(1955)

34 Goethe: Zahme Xenien, IV

35  Titre qu’on pourrait traduire par «De l’irruption des marges» ou «De la périphéricité des changements»

36  Hohl parle, ici, de ses grands-parents maternels.

37 À 19 ans, Hohl fut exclu du gymnase de Frauenfeld pour mauvais comportement. Après avoir, à 20 ans, raté l’examen de maturité à Zurich, il s’exila à Paris avec une camarade de classe.

38 Les deux premières parties de Nuancen und Details furent publiées aux Editions Oprecht à Zurich en 1939 et la troisième, Hohl la publia à compte d’auteur en 1942, ainsi que Vom Arbeiten (première partie des Notizen) en 1943.

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