Le Passe Muraille

Michel Tournier au vol

Une chronique de Pierre-Olivier Walzer

J’aime bien Michel Tournier. Même s’il est de l’ Académie Goncourt, il n’a rien d’un académicien. L’autre jour, je voyais quelqu’un qui lui ressemblait, coiffé d’un bonnet de laine de skieur, qui parlait en allemand sur une chaîne allemande. C’était Michel Tournier. Son père – ou sa mère – était agrégé d’allemand.

Il était venu ici parler des «livres de sa bibliothèque». Il n’a parlé que de quatre écrivains qui ont enchanté son enfance: Selma Lagerlöf, Benjamin Rabier, la Comtesse de Ségur et Jules Verne. L’intérêt, par exemple, du Tour du monde en 80 jours, c’est que Jules Verne y fait intervenir deux formes inconciliables du temps, le temps minuté du chronomètre et le temps aléatoire de la météo. Cette riche opposition fait vibrer le cœur du philosophe Michel Tournier, qui l’a exploitée dans ses Météores («mais si je ne le disais pas, personne ne le verrait», observe-t-il gentiment).

Au bout d’une heure de parole, il s’ aperçoit qu’il en est toujours aux préliminaires et que, la bibliothèque de son prieuré de la Vallée de Chevreuse (dont les portes sont toujours ouvertes, ce qui permet aux gosses du village d’y circuler librement) comptant quelque cinq mille volumes, il ne voit plus pour lui la possibilité d’ entrer dans le vif du sujet.

Alors il préfère parler du métro. Ce sera son prochain livre. Il vient d’envoyer le manuscrit à son éditeur.

Pour cet ouvrage, il nous avoue avoir fait son petit Zola. Avant d’écrire La Bête humaine, Zola avait fait tout un voyage debout sur la plaque de tôle qui relie la locomotive au tender, et il descendra dans une mine avant d’ écrire Germinal. De même Tournier s’est lancé à l’assaut du chemin de fer métropolitain en traversant tout Paris assis à côté du conducteur. D’ où une récolte d’ impressions saisissantes, par exemple quand le convoi, aux heures de pointe, arrive à la station en fonçant entre deux remparts de chair humaine. On n’a qu’une terreur: de voir quelqu’un se jeter sur la voie. Les désespérés courent les souterrains, on en ramasse bon an mal an quelque trois cents dans le métro parisien, presque un par jour. Pour compléter son instruction, le romancier n’a pas hésité à conti- nuer son exploration à pied, en sautillant de traverse en traverse et en se collant contre le mur au pas-sage de chaque rame. Mais attention, quand le mur est marqué d’un trait rouge continu, cela signifie qu’ il n’ y a plus de distance suffisante entre votre poitrine et le train.

Merveilleux jeux de lumières, couleurs intermittentes, et au loin, au bout du tunnel, l’étincellement des stations qui brillent de tous leurs feux.

Le public applaudit très fort. Alors il a droit encore à une bonne histoire. Cela se passe en Afrique du sud. Un voyageur de commerce s’arrête un soir dans une petite vile et se présente à l’hôtel réservé aux noirs où on lui refuse une chambre sous prétexte qu’il est blanc. «Qu’à cela ne tienne», dit le voyageur, qui ouvre sa valise, sort un tube de cirage et se badigeonne la figure. «Ah si vous le prenez sur ce ton…», et on lui donne une chambre. «Mais, dit le voyageur, n’oubliez pas de dire à la petite bonne qu’elle me réveille demain à six heures car je dois absolument prendre le train du Cap». Le lendemain dans le train, le contrôleur: «Vous voyez bien que vous ne pouvez pas vous asseoir ici, c’est un compartiment réservé aux blancs. «Ah! si ce n’est que ça…» Notre homme descend sa valise, en sort une serviette et un flacon d’eau de Cologne et se frotte vigoureusement le visage. Mais rien ne se passe, la peau reste obstinément noire.

C’était la petite bonne qui s’était trompée de chambre.

P.-O.W.

Pour lire ou relire Michel Tournier: Vendredi ou les limbes du Pacifique, Le Roi des Aulnes et Les Météores, Collection Biblos, Gallimard 1989.

(Archives du Passe-Muraille, No 2, juin 1992)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *