Le Passe Muraille

Maurice Chappaz au jour la journée

 

Journal de l’année 1989

janvier

Tohu et bohu, deux mots hébreux
qui signifient désert et le vide
du commencement

Tentons de fixer l’hiver.

J’émerge à demi de mille histoires. D’une maison, le faîte usé, percé, la cave dans la vase. Et sous le toit de très vieux locataires qui furent fidèles et dévoués à une de mes tantes disparues.

Et je dois m’occuper d’une part, un 17 ou 18 quatre-vingtième d’un immeuble à démolir ou à réparer.

Il y a un terrain cerné par des HLM avec de vieux abricotiers qui rougissent de fruits encore, précédés par des blancheurs qui m’ont ému si fort au printemps. Et un long pré où s’éparpillent des buissons, une belle herbe et une eau hésitante que l’on appelle «Les Maraîches». Marécage ou culture maraîchère ? me dis-je. Je me débats (avec succès pour l’instant) avec un paysan qui avait des droits et un agriculteur au style nouveau, mais parti aux îles Britanniques jusqu’à Pâques…

Je monte aussi vers une forêt en pente, sans chemin où les sapins sont si serrés qu’ils dorment debout, sans ciel. Cette forêt me plaît depuis l’enfance, elle s’attend sans doute au bûcheron.

On trébuche dans les comptabilités en fin d’année.

Les dernières épreuves de trois livres de Corinna doivent encore me parvenir.

Et je prépare à l’improviste, pour une collection qui s’appelle L’Orchidée d’un éditeur ami, des passages du fameux Journal, lequel «journal» est en train de m’échapper.
Galland et d’autres:

– Quand le donnerez-vous Maurice ?

– Mon exécuteur testamentaire tentera de s’en occuper. Dénicher quelqu’un ! Ce devrait être un suiveur de génie avec du style pour me reprendre.

Les marques noires de mes semelles

S’envolent avec les merles s’est exclamé un très curieux poète romand qui fut toujours oublié. La hâte a troué mon écriture.
Je n’ai pas le temps de vérifier une seule ligne mais je continue d’éclabousser un carnet de quelques notes:
des pas sur la neige et la neige sur les pas…

Espérons plus: gisement de charbon avec l’empreinte des fougères.

Tant de livres en attente:

Chronique des chrétiens perdus: première version bâclée en 87.

Poésies complètes de Corinna. Cela m’a hanté toute l’année qui vient de filer. Tant d’inédits et tant de fausses éditions: je me sens seul capable de refaire ces livres.

Et il y a la Correspondance1: Corinna, Edmond, Catherine, je murmure: Fifon, Papito, Mamita.

J’espère encore ce soir commencer «Mars 59»2, la mort d’Edmond Bille, le Viking dans le grand vent qui souffle sous les fenêtres, la neige qui finit de bleuir et rosit sur les toits. Et lui qui perd la mémoire, veut sans cesse partir en voyage, il regarde le ciel très bleu et croit que c’est la mer. Il appelle ! «Faisons-lui faire une promenade» disions-nous, Fifon et moi. «Il en meurt d’en-vie…» – «Il en mourra» dit le docteur. «Ça ne fait rien» pensions-nous mais le reste de la famille (René-Pierre est absent) n’ose pas.

Je veux écrire cette fin.

Je découvre et mets au point, je le recopie, un conte de Corinna que je parcours tout de suite intérieurement Le Chat qui désirait trop de choses à la fois. Il a un petit côté ésotérique. Et une griffe, un humour doucement sauvage, écrit aux Vernys en juillet 1978.
Et je suis suspendu à Christiane Makward, d’ici à sa chaire en Pennsylvanie, à sa, à notre magnifique entreprise Le Vrai Conte de ma Vie3. Cette année sera décisive. L’autobiographie de Corinna doit bientôt être prête. La trame des éternels subsides a été nouée, réenvidée par Jacques et moi. Ce but en vue je veux vivre, sans être malade.
Rien que pour ça !

* * *

Février

Fribourg-en-Brisgau

Après les 200 ou 300 lettres de décembre et janvier, on est prêt à s’expédier aussi Michène et moi. Sept heures du matin. On va courir au petit train rouge Châble-Martigny puis Fribourg-en-Brisgau. On se penche sur les escaliers.

Un téléphone ! J’ai hésité à répondre.

C’était Christiane d’Amérique. Pour elle c’était sept heures du soir.

Je dois trouver encore deux mille francs. Et vite noter le numéro de son compte en banque. Elle nous prête d’ici à Pâques son appartement à Paris où je devrais aller deux jours discuter des droits de deux livres (Deux Passions – La Fraise noire) pour les inscrire, si je puis, dans la série Castella. C’est lui qui prend la relève avec Empreintes. Il attend aussi un coup de main. Il piétine sur des braises.

Affaires, affaires !

Au revoir.

Nous avons sauté dans le petit train rouge.

A 15 h on arrivera à Freiburg.

J’aime les trains. Les Orient-Express glissent encore sur ma peau. J’ai été un peu étonné, rasé par les sièges, de trompeuses ban-quettes. Finis les vieux fauteuils avec des rideaux de bibliothèque. Et je m’enchantais à l’avance du wagon-restaurant. Une impression me traversait comme lorsque j’avais douze ans quand mon oncle m’y invitait et ça s’est poursuivi jusqu’à quarante: que c’est une fête de manger dans un train. Comme si on se déguisait, qu’on était au théâtre ! Et les mets sont des surprises, les assiettes, les tasses et les verres ont l’air de cailloux fraîchement sortis de la rivière puis il s’ensuit toute une liturgie dans le service, c’est confortable et ça balance, contours gravides et fuyants des montagnes, les paysages planent dans le wagon, fraises sur la table, chevreuils à la lisière d’une forêt !

Or ce fut banal, informe et infect, ce repas. Michène repoussa le plat entier. Le soleil m’éblouissait.

La pipe ensuite me fatigua plus qu’elle ne me détendit. La fenêtre me consolait. J’arrivais à me perdre sur des toits et dans des prairies.

Mais on va atteindre Freiburg.

Eh bien… ! Ah ! rappelons avant de descendre que quand nous sommes montés dans le train à Châble plus lestes que des fumées (on avait déjà les billets achetés la veille) j’ai eu une émotion. Car j’avais encore décroché mon courrier à la poste à deux pas de la gare. Une lettre à bordure noire, un faire-part me fait signe. Je saute au nom. Je lis «Monsieur Alex Voisard». Je tends l’enveloppe à Michène. «Quel coup!», lui-dis-je.

C’était son père, 91 ans. Je n’avais vu, saisi qu’Alex Voisard !

Et Alex n’était-ce pas Coco ? ils ont mis Alex au lieu d’Alexandre pour rappeler peut-être, pour lui aussi, une note de moineau ou de bouvreuil sur la branche, et des rues, et des bois.

On respira. Vive Alexandre !

A Freiburg nous fûmes très bien reçus par le Dr Professeur Josef Jurt, Lucernois, un romaniste. Souper chez lui, le soir, et j’ai goûté du vin de Lucerne, un riesling-sylvaner de bonne étoffe jaune. Lucerne a une vigne d’Etat, un hectare entre deux lacs, au nord du canton. Un ravin avec des ceps.

Le lendemain lecture à l’Université illustrée, taquinée par Heidegger et dont le successeur, dans sa chaire, comme si on jouait aux cartes, est aujourd’hui un nommé Marx. J’ai fort bien lu. Causerie jusqu’après 23 h. Le public a été très chaleureux. Si j’en reste aux livres (j’attendrai pour parler de la merveille qui inaugure cette année), j’ai découvert ma Haute Route traduite par Imhasly à la vitrine d’une fort belle librairie. Michène a alors dit mon nom et j’ai signé le

Livre d’or. Le libraire m’avait lu !

Et puis, et surtout, j’ai rencontré mon éditeur Beat Brechtbühl (Im Waldgut, Frauenfeld) venu racheter un fonds d’auteurs de l’Inde à Freiburg. Or il avait aussi repris les droits bloqués, chez une maison d’édition naufragée d’Ex-Libris, de Schwarze Erdbeeren de Corinna. Avec joie j’ai signé au café le contrat d’une réédition.

Et cela continuera.

Je l’ai prié de concurrencer une autre maison qui fait à mon endroit et celui de Corinna deux pas en avant et trois en arrière. Plus ils hésitent, plus ils sont jaloux. En attendant je me frotte les mains.

L’honnêteté, la générosité courageuse de Brechtbühl enlève toute tristesse à la fatigue. Car un soir, deux soirs, trois soirs, couché après minuit, l’insomnie me touillait à cinq ou six heures du matin. «A celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a.» La parabole des talents, des sacs de monnaie de l’Evangile explique ou s’applique au sommeil.

Alors je m’appliquais si bien à respirer que c’était presque un sommeil. Et un bain me détendait.
On mangeait comme quatre ensuite au petit déjeuner, un peu avant dix heures, de sorte que l’on n’avait pas besoin de dîner.
La promenade commençait.

On embrassait la ville. Ville qui parle avec nostalgie le schwitzertutsch. Ils sont 200 000 dont 25 000 étudiants.

Pas de circulation de voitures dans toute la ville sauf sur deux axes, deux avenues en croix. Alors on avance les yeux libres, sans souci. Quelle leçon pour les imbéciles localités «commerçantes» suisses et les minuscules jarrets de ville du Valais gueulard.

Et puis ceci: des bisses partout.

La ville semble plate mais elle bénéficie d’une très légère pente, une ondulation qui part d’une forêt (une forêt à la place d’une banlieue, pas d’industrie, pas de pollution) et alors d’une source dans les hêtres et les sapins, depuis le Moyen Age, on a fait couler, zigzaguer, ruisseler l’eau le long de toutes les rues sans béton et quasi toutes pavées, glisser, murmurer dans de larges chenaux de pierre. L’eau est claire et limpide avec la seule saveur de l’air. Je pensais tout le temps à une feuille verte en la regardant.

Quelle fortune !

Toute la ville a été rasée, lynchée en un inutile bombardement (jamais il n’y eut une usine ici, je l’ai dit) mais reconstruite assez adroitement et pensivement pour qu’on y croie. La restauration méticuleuse a durci et molli.

Il y a des tours.

Et il y a la Tour.

La plus belle que j’aie vue et sans doute la plus belle de la chrétienté. Celle de la basilique en grès rouge. Et c’est donc par elle que je veux commencer l’année.

D’ailleurs ici, dans mon lit au Châble pour chasser des pensées si bêtes qui me harcèlent, me piquent à travers la nuit, je pense alors à elle et à une tapisserie où je me suis littéralement tissé.

La Tour s’élance très haut, on la dirait légèrement penchée en arrière dans le ciel si on la voit surgir soudain, de face, entre les maisons d’une rue. Et c’est comme un souffle, elle nous renverse !

Le jour elle joue avec le ciel bleu qui danse dans les dentelures de la flèche. Je suis monté d’échelles en escaliers à la cime. Depuis, le ménisque de mon genou, blessé en été en revenant d’un lac alpin, clapote un peu. Et j’ai regardé et écouté les cloches énormes, «Chris-tus» et «Maria» crochées à d’immenses sapins.

Les statues reposent. La Forêt-Noire gronde. Une escorte d’anges, de saintes, de vierges folles et sages, surveille l’horizon. J’ai été heurté par leurs sourires et leurs yeux. Le sourire est impétueux et réservé, très ironique, sourire de coin (le surnaturel dessine une margina-lité), malicieux et autoritaire; les yeux observent à la fois le lointain, loin derrière vous et s’amusent en dedans. Je me répétais: c’est ça la mystique de ces saints du Nord. Ils brûlent de froid et ils rient.

On se charge de quelque chose de cahotant et de suave en redescendant en boitant dans l’église.

Et là si on fait très attention on remarque que l’allée qui va au chœur n’est pas rigoureusement droite, ou si c’est le chœur au bout de la nef qui est un peu de biais ?

«Parce que, me chuchote Jurt, le Christ sur la Croix avait la tête un peu penchée de côté sur l’épaule.»

La nuit, la Tour rayonne car des lumières la marient, qui s’éteignent toutes à minuit.

Je la revois, le porche respire comme un antre et les pierres s’élèvent telles des ailes, massives, intimes; matière et transpa-rence se fécondent, on croit même suivre une rivière. A l’étage où se creusent des baies on retourne aux grottes, à des portes d’abîme et on est déjà très haut, je sens la nuit, l’ombre qui entre comme dans une bouche, puis j’ai de la peine à joindre, à distinguer la flèche, la nuit est en elle, autour d’elle, mais la pierre se prolonge telle une peau, une soie, une algue à peine perceptible dans l’obscur. La pointe fond tel un glaçon, je vois une étoile plus bas, en dessous d’elle, la Tour. Qui est à la fois un envol et plus insaisissable qu’une eau. Fière et douce beauté qui se reconstruit en moi.

J’étais heureux d’avoir accompli ce voyage, d’être venu, de l’avoir vue.

Je me surprenais à la fin d’une vie et au début de l’année et de l’éternité.

Et puis il y a eu cette grande étoffe comme le reflet d’une grande lumière grise, clouée à un mur dans le Couvent. Quand l’autre nuit je ne pouvais m’endormir, inquiet et irrité par une affaire du monde, je me perdais à haïr quelqu’un (ne me hait-il pas ? me di-sais-je), alors tout à coup: Qu’est-ce que cela ? Quels sont tes soucis ? Qu’est-ce que tout le mal et même tout le bien ?

Car je revoyais l’étoffe. Je com-prenais pourquoi le Christ est venu: vraiment pas pour ou par morale (bien qu’il s’en déduit une) mais pour dépasser notre vie où le mal est aussi nécessaire que le bien. A cause de cette né-cessité il fallait souffrir d’amour.

Ce que l’on voit sur la tapisserie creusée de détails c’est ceci: le Christ prie dans le Jardin des oliviers, la tête tendue vers le calice posé sur une pierre à l’an-gle d’un rocher, et des gouttes de sang commencent à lui tacher la tête, les cheveux, quelque gouttes, une rosée, on les suit dans les fils. Les disciples autour de Jésus dorment. Et toute la nature dort.

Dormez les champs ! dormez les fleurs ! dormez les tombes !

Toits, murs, seuils des maisons…

Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids.

Dormez ! dormez brins d’herbe et dormez infinis !

Etc., etc., calmez-vous forêts…

s’écrie Hugo

Oui, il convient de dormir, de prier en dormant.

Sur la tapisserie, à côté des dormeurs, une troupe se faufile dans une gorge.

Puis j’aperçois Judas qui étreint le Christ et celui-ci a un curieux regard comme quelqu’un qui constate l’appel de l’amour d’un jaloux qui se venge ou qui parie.

Ils jouent leur vie, l’un et l’autre, l’un avec l’autre.

Une seule goutte de sang: l’oreille de Malchus qui tombe.

Alors l’épée de Pierre dort.

Ensuite la pluie de sang va s’ébranler: le Christ est flagellé, il regarde à terre, les yeux semblent avoir quitté les paupières, roulé parmi les larmes. Jésus est soumis à une horreur qui dépasse son corps.

Le sang le tachette partout.

Enfin le voici nu avec la pourpre qu’on lui jette sur le dos, la couronne d’épines enfoncée à coups de gourdin sur la tête. C’est l’orage du sang.

Oui, comme un torrent en montagne la passion a mugi, grossi, enflé; les têtes des barbares qui gesticulent, leurs bras, leurs bâtons levés, ces têtes arrivent en avalanche tels des cailloux avec un cri qui résonne partout. Et au centre: celui qui est muet, immobile, où se déchaîne la multitude terrible des perles rouges. Le déluge !

La réponse du sang, l’esprit qui s’ensevelit et attend.

Quelle scène ! Les fils de la tapisserie frémissent.

Je suis paralysé d’attention et j’éprouve que nous sommes tous sauvés par cet Homme.

J’entre dans une année nouvelle. Que je puisse créer ! Et être juste avec celles et ceux qui sont autour de moi.

Maurice Chappaz

recopié, retranscrit
Le Châble, 1er décembre 1996

Notes

1 S. Corinna Bille, Edmond et Cathe-rine Bille: Correspondance 1923-1958, édition établie par Gabrielle Moix, Lausanne, Plaisir de Lire, 1995.
2 «Mars 59» est le dernier chapitre de La Veillée des Vikings, coll. L’Aire Bleue, L’Aire, Vevey, 1995.

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