Le Passe Muraille

Martin Amis ferrailleur de style

     

À propos de Guerre au cliché

 

C’est à la fois curieux et réjouissant dans certains cas : on n’édite pas seulement des fictions, des mémoires ou des essais d’écrivains vivants mais, également, leurs contributions critiques dans la presse. Ce qui pourrait rappeler les incursions de Baudelaire dans ce domaine. Mais de quoi s’agit-il en l’occurrence? Dans Guerre au cliché, on passe de Chandler à Jurassic Park, de Kafka à Hillary Clinton, du Silence des agneaux à Cervantès, de Joyce à Andy Warhol.

Nos sociétés occidentales actuelles étant éprises d’idéal égalitaire, de pensée convenable, de convivialité obligatoire et de maternage sécurisant, le mâle par exemple est pointé du doigt, il inquiète, trouble les esprits ou suscite l’hystérie. Il n’est pas surprenant que Martin Amis pose la question de la masculinité. Il a donc lu un livre consacré à Elvis Presley et il en rend compte dans L’Observer.

«Elvis vivotait de menues filouteries dans les quartiers pauvres de Memphis lorsqu’il a passé sa première audition. » Ce sont des gens de l’entourage du King qui racontent sa vie dans une prose vulgaire et larmoyante. Ils évoquent « un personnage d’une banalité explosive », un macho aimant les femmes qui ne parlent pas trop, un mégalo qui, retiré dans son manoir dorique, organisait des barbecues sans alcool au bord de la piscine, priait sous les sunlights, se passionnait pour les miracles…

Or, Amis est plus convaincant lorsqu’il s’attaque directement au travail, au style d’un auteur, à ses tics, à ses archaïsmes désuets, à ses doubles négations tatillonnes, à un emploi savoureux du subjonctif, à un emploi récurrent du participe présent et autres modes ou temps ver-baux. Ainsi interroge-t-il les répétitions chez Tom Wolfe. Il se demande pourquoi cet auteur aligne systématiquement trois ou quatre synonymes («triste, morne, maussade ») et pourquoi ses comparaisons manquent tellement d’attrait et de saveur. Utiliser «typhon ordinaire», « océan déchaîné », « océan mugissant » et « horde déchaînée » pour évoquer une réception grouillant de monde signale une négligence crasse, une complaisance de cuistre ou la distraction du journaliste épuisé.

Les auteurs dont la voix convient à Martin Amis ne présentent pas ces défaillances stylistiques. Il convoque alors Nabokov. Lorsque celui-ci promenait ses étudiants dans les récits incontournables (de Dickens, Flaubert ou Kafka), il adoptait un air de badinage contrôlé, « un ton décontracté, amusé, guilleret» pour se lancer dans « des digressions, des apartés, des caprices étranges » sans jamais perdre de vue le détail et l’ironie du texte admiré. De cette façon, Nabokov exprimait un désir : apprendre aux gens à lire, « instiller chez autrui un amour de la littérature».

Six auteurs américains retiennent plus longuement l’attention d’Amis : P. Roth, Burroughs (« une ouïe d’une finesse extraordinaire pour rendre la langue parlée, un talent visiblement infini pour parodier la voix de ses contemporains»), T. Capote, DeLillo, S. Bellow et Norman Mailer. Sa manière d’affronter leurs livres corps à corps est révélatrice. Prenons l’exemple de Mailer. S’il reconnaît d’emblée la valeur de son prodigieux et monumental roman-essai Le Chant du bourreau, son livre sur le présumé assassin de Kennedy, Oswald, ne le convainc pas. Mailer eut pourtant accès à tous les matériaux, dossiers et procès-verbaux imaginables (CIA. et KGB), il a interviewé des gardiens de prison, des camarades, des avocats, des membres de la famille, etc., mais son livre ne tiendrait pas la route. Il présente Lee Harvey Oswald comme un jeune intellectuel attardé, dyslexique et minable, or le lecteur ne connaîtra pas les motifs de son geste violent. Si Mailer éprouve une véritable compassion pour le tueur, on le sent surtout «savourer la puissance et l’envergure de sa propre acuité ».

Martin Amis adopte là, comme dans les autres critiques et essais rassemblés ici, le point de vue du romancier exigeant. Sa manière personnelle, toute subjective, de visiter les oeuvres lui permet de donner libre cours à une passion qui ne tolère ni la tiédeur ni la connivence ni le stéréotype involontaire : celle du style («le style, c’est la morale»).

A. M.

Martin Amis. Guerre au cliché. Essais et critiques 1971-2000. Gallimard, coll. Du monde entier, 2007, 512 pages.

(Le Passe-Muraille, No 73, Juillet 2007)

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