Le Passe Muraille

Lumières d’Etienne Barilier

L’écrivain vaudois revient en force avec la publication simultanée d’un lumineux roman, et d’un essai passionnant sur l’ « histoire d’un aveuglement » : l’Affaire Dreyfus.

par Bruno Pellegrino

Etienne Barilier écrit beaucoup, et le dire n’est pas une insulte. Chacun de ses ouvrages prouve que son intelligence et son imagination sont intactes. Il suffit pour s’en convaincre de lire La Fête des Lumières, un texte fascinant, tendu entre sa première et sa dernière phrase, entre lesquelles tout se joue – à moins que tout, dès le début, ne soit déjà joué…

« Est-il simplement concevable qu’un individu quelconque cesse d’être fidèle à soi, et qu’on ne puisse reconnaître trait pour trait, dans le quinquagénaire, le garçon ou la fille de dix-huit ans qu’il fut ? » C’est le programme du roman, qui suit en pointillés les vies d’un groupe de jeunes gens : Rita, éternelle célibataire et condamnée à « n’être qu’un témoin », la belle Sophie, « porte-malheur », Marc « idéaliste avec méchanceté », Blaise au « bon cœur »… Tout commence à dix-huit ans, un âge où le pire des crimes n’est pas « l’absence d’amour, mais l’absence de passion ». Nous sommes en 1969, à Lausanne, et la jeunesse veut la liberté – c’est-à-dire « la certitude d’une possibilité ». Or, les possibilités sont multiples. On tombe amoureux, on voyage, on étudie, on se marie, on retrouve un vieil ami, on a peur du déclin sexuel, on s’inquiète pour son rejeton qui trempe dans la drogue : on vit. Et lorsque « les temps fondateurs » finissent par être loin derrière, on organise une fête de retrouvailles, et face à ses anciens amis, on réalise que l’on est toujours désespérément soi. Le monde dans lequel on vit, en revanche, s’est métamorphosé…

Barilier réussit fort bien ce portrait éclaté et pourtant très cohérent d’individus épars mais indissociablement unis, d’une génération dont le mal aura été de croire « qu’il n’y a de vraie jeunesse que celle des soixante-huitards ». L’écriture, très fluide, presque charnue, fait la part belle aux dialogues et donne un beau souffle à ce récit à la fois profondément contemporain et habité par quelque chose d’universel.

« L’obstinée résistance à la vérité »

C’est l’amour de la fiction en tant que « descente aux profondeurs de la réalité » qui semble avoir poussé Barilier à se pencher sur l’Affaire Dreyfus. Le 5 janvier 1985, un innocent est humilié en public et envoyé en exil. Tous croient Dreyfus coupable, nul ne peut « lire dans son âme ». Mais l’Affaire enfle, et bientôt la Société se divise – les écrivains aussi.

Après un premier chapitre que Barilier rédige « en romancier », où il raconte comment ce crime judiciaire a pris des dimensions monumentales, l’essayiste s’attache à détailler les réactions de différents écrivains : Zola et Proust, immédiatement dreyfusards ; Mirbeau qui souligne « la force vertigineuse du préjugé antisémite » ; la « clairvoyance désespérée » d’Anatole France contre « l’aveuglement satisfait » et le mauvais usage de l’intelligence de Maurice Barrès… D’un côté comme de l’autre, on s’engage, sur ce cheval de bataille que peut être la littérature.

Romancier et essayiste, Barilier, comme il le dit de Mirbeau, « parle à la fois à notre intelligence et à notre capacité d’indignation » – mais aussi aux lumières scintillantes de notre imagination, en écrivain digne de ce nom, c’est-à-dire « amoureux fou de la réalité ».

B. P.

Etienne Barilier, La Fête des Lumières, Editions Zoé, 2008, 326 p.

Ils liront dans mon âme. Les écrivains face à Dreyfus, Editions Zoé, 2008, 234 p.

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