Le Passe Muraille

L’ultima Thulé de Cervantès

   

À propos des Travaux de Persille et de Sigismonde,  dernier roman fantastique, méconnu mais  tenu par son Auteur comme son chef-d’oeuvre,

par Jean Romain

«À l’étroite bouche d’un profond cachot, sépulture plus que prison de nombreux corps vifs qui y étaient ensevelis, le barbare Corsicourbe poussait des cris. Et bien que son terrible et effroyable vacarme se fît ouïr de près et de loin, les paroles articulées qu’il prononçait n’étaient entendues de personne, sinon de la misérable Clélie que ses infortunes tenaient enfermée dans cette profondeur.» Ainsi, par l’institution d’un lieu symbolique, l’île Barbare, île fabuleuse dont la Loi stipule, entre autres, que tout homme qui l’abordera sera mis à mort – ainsi débute l’histoire baroque de Persille et de Sigismonde.

Comme celles du géant Corsicourbe, il est des paroles de Cervantès, sans doute assourdies par la forte voix et l’humanisme profond de Don Quichotte, qu’on n’avait jamais entendues en français dans leur tonalité originale: il s’agit du grand roman de Cervantès, roman fantastique que l’auteur jugeait comme son chef-d’oeuvre, roman itinérant et testament poétique, et qui parut en 1617, un an après sa mort. La gloire et la fortune de L’Homme de la Mancha furent si éclatantes qu’on n’avait pas jugé digne de reprendre la médiocre traduction française qui datait de 1618, si bien que fort peu de lecteurs connaissent ce texte curieusement absent des catalogues de l’édition française.

Persille (contraction de Persée et d’Achille), prince de la mythique Thulé, et Sigismonde (dont le nom germanique signifie «bouche victorieuse»), fille du roi de Frise, s’aiment. Leur amour, on s’en doute, va être confronté à tous les obstacles ou séparations qui le mettront à mal et le renforceront lors d’un pèlerinage en France, au Portugal et en Italie, jusqu’à Rome, centre de la civilisation occidentale et de la foi catholique. Mais ce voyage, réponse à l’inquiétude religieuse de la jeune femme, se révélera un pseudo-pèlerinage. Ce que le lecteur découvrira peu à peu. Inutile pour moi de poursuivre sur cette voie: plus encore qu’à l’analyse, l’oeuvre se dérobe au résumé !

Il s’agit d’un long périple, proche du genre épique, avec des ruptures de linéarité temporelle qui donnent lieu à des bulles de texte qui coupent la chronologie, sortes de récits anticipatoires ou anachroniques et qui remontent à contre-courant de la narration. L’impression générale est que des temporalités diverses se rencontrent, s’entre-croisent, viennent à la rencontre l’une de l’autre. Elles modifient auprès du lecteur la perception habituelle du temps comme seule la poésie, lorsqu’elle est réussie, peut la modifier. Une lumière particulièrement vive — peut-être la lumière la plus essentielle de la Méditerranée — naît de cet effet. En outre, l’impression d’éclatement de la trame temporelle provient du processus d’imitation: certaines parties du livre rappellent par analogie des lieux célèbres de la mythologie grecque ou latine, de l’Odyssée, de l’Enéide, de Platon, évoquent des mythes et des allégories qui flottent dans la mémoire de tout Européen. Des textes se superposent aux textes comme autant d’images qui s’approfondissent et, par leur léger décalage, dessinent un relief.

Don Quichotte utilisait ce procédé qui faisait que l’ingénieux hidalgo croyait s’avancer sur les chemins du vaste monde alors qu’il s’enfonçait dans les méandres de ses propres représentations. L’univers de Cervantès est essentiellement autoréférentiel: il ignore la transcendance, c’est ce qui fait son aspect profane et proprement romanesque. «L’histoire, la poésie et la peinture symbolisent réciproquement et se ressemblent si fort que quand on écrit l’histoire, on peint, et quand on peint, on compose.»

Ce versant parodique de l’oeuvre, ne renvoyant qu’à elle-même (ou à une autre oeuvre, et dans ce cas l’oeuvre c’est la création humaine entière, c’est le grand oeuvre auquel travaillent ensemble tous les artistes de tous les temps), contribue à fonder un des axes de la prose contemporaine.

Lorsque Thomas Mann écrit: «Je tiens pour une règle, que les grandes oeuvres sont l’effet d’intentions très modestes. L’ambition doit croître dans l’oeuvre, non dans l’esprit de l’artiste», il dit assez justement, me semble-t-il, que ce qui depuis le XIIe siècle forme l’essence du roman, c’est-à-dire ce qui est proprement romanesque, la plénitude toujours différée de l’amour et le fait qu’il se fortifie des obstacles, des excès qu’il surmonte, que cela n’a à être d’une originalité inédite ni d’un caractère créatif absolument nouveau, ni d’une fantaisie débordante. Mais c’est la langue, rendue très justement par la merveilleuse traduction de Maurice Molho, cette langue baroque, inventive où la voix de la sagesse chrétienne (ou plus souvent astrologique) croise le plus grand délire de l’esprit, cette voix bizarre et extravagante parfois, c’est la langue qui donne aux personnages, à mesure que le récit se développe et prend corps, leur figure la plus propre et la plus haute.

Cervantès est profondément un conteur; il est même le précurseur de ce que la critique moderne appelle «intertextualité» — pardon pour intertextualité ! Son monde est peuplé de mythe et de sorcières, de médecins, de Sages et d’oracles de la causalité astrale. Toujours la référence à l’oral est présente. Victoire de l’oralité, de la bouche (Sieg-Mund), mais aussi du faux-semblant, de la tromperie, de la duplicité, des noms d’emprunt, des pseudonymes. Dans ces Travaux, c’est la langue orale qui domine avec ses intonations et ses hésitations, sa manière d’avancer qui consiste à prendre plus volontiers appui sur des mots que sur des idées, à rebondir sur des images plus que sur des concepts.

Thulé ? C’est cette île magique, lovée aux confins septentrionaux du monde connu, proche du cercle polaire, terre avenante et fertile où l’on élève les abeilles, île Hyperboréenne, protégée par d’épais brouillards. Et la légende ajoute que le peuple de Thulé se serait séparé en deux groupes fratricides, l’un voué à la sagesse de la contemplation et à la générosité, l’autre à la violence et à l’âpreté. Persille, si lucide, a préféré s’éloigner de son île barbare pour quêter ailleurs sagesse et amour.

J. R.

Miguel de Cervantès, Les Travaux de Persille et de Sigismonde, trad. de Maurice Molho, José Corti, 1994.

(Le Passe-Muraille, No 17, Mars 1995)

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